Il ne fait aucun doute que le plan avorté de Napoléon au cours de son expédition en Palestine, préfigurait les stratégies occidentales ultérieures visant à utiliser le nationalisme juif comme un outil géopolitique—et l’implication de la maison Rothschild de Paris dans ce projet reste plutôt un fait historique mal étudié, sinon occulté. (1)
Napoléon Bonaparte, maître du réalisme politique, a toujours su exploiter les groupes religieux et ethniques pour servir ses ambitions impériales. Sa campagne au Moyen-Orient de 1798 à 1801, souvent perçue à travers le prisme de l’expansionnisme français et de la lutte contre la domination britannique, pourrait également avoir inclus une expérimentation géopolitique méconnue : obtenir le soutien des Juifs afin de sécuriser une position stratégique dans la région. Napoléon envisageait-il réellement une patrie juive sous protection française, ou s’agissait-il simplement d’une tactique opportuniste pour affaiblir l’Empire ottoman et défier l’influence britannique ?
Le contexte : la campagne d’Égypte et la route vers la Palestine
La campagne d’Égypte menée par Napoléon visait à défier la Grande-Bretagne en perturbant l’Empire ottoman, son allié stratégique. Après avoir conquis Le Caire, il lança une expédition en Palestine et en Syrie ottomanes au début de 1799, culminant avec le siège d’Acre. Ses échecs militaires dans la région sont bien documentés, mais ses manœuvres politiques restent plus obscures.
Napoléon s’était déjà présenté comme un libérateur des communautés juives en Europe. En Italie, il avait fait abattre les portes des ghettos juifs, leur accordant des droits civils. Il appliqua des politiques similaires en France, intégrant les Juifs au tissu juridique et économique de l’État. Ces actions, cependant, n’étaient pas nécessairement motivées par l’idéalisme mais par le pragmatisme : Napoléon voyait les Juifs comme un peuple apatride qui, s’il se voyait accorder des droits et des opportunités, pourrait devenir un atout loyal pour la nation.
La prétendue proclamation de 1799 aux Juifs
Lors du siège d’Acre, Napoléon aurait envisagé d’émettre une Proclamation aux Juifs, les invitant à s’installer en Palestine sous protection française. Ce document, s’il est authentique, constituerait l’une des premières occurrences d’une puissance européenne proposant explicitement une restauration juive en Terre sainte—précédant la Déclaration Balfour britannique de plus d’un siècle.
Bien que son existence reste contestée, certaines sources affirment qu’elle disait :
Israélites, nation unique que, depuis des milliers d’années, conquêtes et tyrannie n’ont pu priver de sa nationalité et de son existence indépendante… Hâtez-vous ! Voici le moment qui peut ne plus se représenter avant des milliers d’années pour revendiquer à nouveau vos droits parmi les peuples de l’univers.
Napoléon aurait pu envisager un État juif pro-français servant de rempart contre les Ottomans et les Britanniques, consolidant ainsi son emprise sur la région. Ce projet s’inscrivait dans son objectif plus large d’utiliser les populations locales pour renforcer son empire. Cependant, l’échec de sa campagne au Moyen-Orient signifia que cette idée ne fut jamais concrétisée.
Napoléon a-t-il recherché un soutien financier et politique juif ?
Napoléon était pleinement conscient de l’importance du soutien financier pour mener ses campagnes militaires. À la fin du XVIIIe siècle, les réseaux bancaires juifs, en particulier en France et en Grande-Bretagne, gagnaient en influence. Bien que la famille Rothschild n’ait pas encore atteint son apogée, elle avait déjà tissé des connexions à travers l’Europe. Certains historiens avancent l’hypothèse que Napoléon aurait cherché à obtenir l’appui des financiers juifs en évoquant la possibilité d’une patrie juive, un calcul stratégique rappelant la manière dont la Grande-Bretagne obtint le soutien sioniste avec la Déclaration Balfour durant la Première Guerre mondiale.
Toutefois, aucune preuve directe ne relie les Rothschild ou d’autres banques juives à la campagne moyen-orientale de Napoléon. Si l’Empereur a pu espérer rallier ces financiers à sa cause, sa relation avec les communautés juives répondait avant tout à des considérations militaires et politiques plutôt qu’à un besoin pressant de fonds.
Le massacre de Jaffa (mars 1799)
Lors de sa campagne en Palestine, Napoléon commit en mars 1799 le massacre de Jaffa. Après avoir pris la ville aux Ottomans, ses troupes massacrèrent des milliers de prisonniers de guerre, principalement des soldats ottomans ayant capitulé.
Contexte du massacre
Après un siège éprouvant, les forces napoléoniennes réussirent à percer les défenses de Jaffa. Une fois la ville tombée, elles la pillèrent, massacrant des civils et perpétrant des violences contre les femmes. Des milliers de soldats ottomans se rendirent, pensant être faits prisonniers.
Cependant, Napoléon ordonna leur exécution, avançant qu’il ne pouvait ni les nourrir ni les garder, et craignant qu’ils ne rejoignent les forces ottomanes encore en lutte.
L’exécution
Les estimations varient, mais entre 2 000 et 4 500 prisonniers furent exécutés. Beaucoup furent conduits sur la plage, où ils furent fusillés, bayonnés ou noyés. Même parmi les officiers napoléoniens, certains furent horrifiés par cette brutalité.
Conséquences et épidémie
Ce massacre sema la terreur en Palestine, mais renforça également la résistance ottomane. Peu après, l’armée française fut frappée par une épidémie de peste, qui affaiblit considérablement ses effectifs. Incapable de s’emparer d’Acre, Napoléon fut contraint de battre en retraite vers l’Égypte.
Le massacre de Jaffa demeure l’un des épisodes les plus controversés et infâmes des campagnes napoléoniennes.
Un modèle pour les puissances européennes ultérieures ?
Le projet supposé de Napoléon pour une patrie juive ne vit jamais le jour, mais l’idée d’exploiter le nationalisme juif pour des gains géopolitiques ne mourut pas avec lui. En 1917, le gouvernement britannique publia la Déclaration Balfour, promettant son soutien à un foyer national juif en Palestine. Contrairement à Napoléon, les Britanniques mirent réellement en œuvre cette politique, posant ainsi les bases de l’État d’Israël moderne.
Cela soulève une question fascinante : les décideurs britanniques s’inspirèrent-ils de la vision inachevée de Napoléon ? Bien qu’il n’existe aucun lien direct, les motivations stratégiques étaient similaires—utiliser les aspirations juives pour accroître l’influence régionale, dans le cas britannique en réponse au nationalisme arabe et à l’effondrement de l’Empire ottoman.
Une opportunité manquée ou un mythe commode ?
Le traitement de la question juive par Napoléon fut profondément pragmatique. Il considérait les Juifs comme un groupe transnational dont le soutien pouvait être cultivé pour servir ses objectifs politiques et militaires. Qu’il ait réellement eu l’intention d’établir un foyer juif en Palestine ne peut être écarté, mais ses actions suggèrent qu’il y pensa sérieusement.
Si Napoléon avait réussi à Jaffa, la carte géopolitique du Moyen-Orient aurait pu être radicalement différente aujourd’hui. Son échec n’a pas empêché son idée de réapparaître sous d’autres formes au XXe siècle, montrant une continuité dans ces croisades qui prétendaient subjuguer un Orient à l’éternelle insaisissabilité
Khaled Boulaziz