Plus précisément encore, il m’a fallu rencontrer l’Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane.
Lévi Strauss
Peut-on juger la carrière d’un érudit sur le dernier chapitre de son premier livre ?
La réponse est oui. Surtout lorsque ce chapitre, au lieu d’être une conclusion logique à une œuvre de réflexion anthropologique, s’impose comme une dissonance brutale, un jugement sans appel, une condamnation dont la cible est choisie avec une rage froide et inexplicable. Claude Lévi-Strauss, penseur du relativisme culturel, défenseur des peuples marginalisés, ennemi déclaré de l’ethnocentrisme occidental, conclut Tristes Tropiques sur une attaque frontale contre ; l’Islam.
Et pourtant, l’islam est totalement absent de l’Amazonie, terrain exclusif de son étude. Aucun peuple indigène du Brésil, aucune tribu qu’il a rencontrée, aucun système social qu’il a analysé ne porte l’empreinte de l’islam. Alors pourquoi, au moment de clore son ouvrage, détourne-t-il son regard de la forêt amazonienne pour s’acharner sur une civilisation qu’il n’a jamais étudiée sur le terrain ?
Cette incohérence n’a jamais été expliquée. Pendant plus de cinquante ans, Lévi-Strauss n’a pas jugé utile de justifier cette charge inattendue. Ce silence est accablant : il transforme ce dernier chapitre en confession involontaire, en révélateur d’une pensée qui, derrière son relativisme affiché, n’était peut-être pas aussi neutre qu’elle le prétendait.
Une critique hors de tout cadre empirique
Jusqu’à ces dernières pages, Tristes Tropiques est un ouvrage profondément ancré dans l’expérience de terrain. Lévi-Strauss y décrit avec minutie les cultures amazoniennes, leur organisation sociale, leurs rites, et surtout, il critique l’impact destructeur de la modernité occidentale sur ces peuples. Il s’appuie sur ses observations, sur ses enquêtes, sur son savoir d’ethnologue.
Mais lorsque surgit la critique de l’islam, tout cela disparaît. Plus de méthode, plus d’empirisme. Il ne s’agit plus d’analyser ce qu’il a vu, mais d’affirmer un jugement a priori. C’est une condamnation qui ne repose sur aucune enquête, sur aucune immersion, sur aucune donnée ethnographique.
Alors, pourquoi l’islam ? Pourquoi une religion qu’il n’a pas croisée en Amazonie, qu’il n’a pas étudiée, qu’il ne connaît que par des lectures, des récits indirects, des idées toutes faites ?
Pourquoi l’islam et non le christianisme ?
Si Lévi-Strauss voulait dénoncer les effets uniformisants des grandes religions universalistes, pourquoi ne pas s’attaquer au christianisme, qui a directement façonné l’Amérique du Sud et y a imposé son empreinte coloniale ? Pourquoi ne pas critiquer l’évangélisation forcenée des missionnaires en Amazonie, qui a détruit des cultures indigènes et a été un instrument du colonialisme ?
Non. Au lieu de cela, il choisit de s’attaquer à l’islam, qui n’a jamais été un acteur de l’histoire amazonienne. C’est un choix étrange, mais ce choix est révélateur.
- Un choix idéologique : dans la France des années 1950, l’islam est déjà perçu comme une civilisation concurrente, un « autre » menaçant, en particulier dans le contexte de la guerre d’Algérie. Lévi-Strauss, en l’attaquant, ne fait que reprendre un discours déjà installé.
- Une obsession orientaliste : sa critique de l’islam s’inscrit dans une longue tradition intellectuelle où l’Occident perçoit cette religion comme un système rigide, conquérant, incapable de coexister avec la diversité culturelle.
- Un détournement stratégique : en s’attaquant à l’islam, Lévi-Strauss évite d’affronter de front les responsabilités du christianisme dans l’écrasement des cultures indigènes qu’il a étudiées.
Ce dernier point est peut-être le plus révélateur. L’anthropologue, qui passe toute son œuvre à critiquer l’Occident et son arrogance, trouve soudain une cible alternative sur laquelle reporter sa colère : l’islam, bouc émissaire commode, éternel « autre » dans le récit occidental.
Le silence, preuve du malaise
Ce qui rend cette charge encore plus accablante, c’est que Lévi-Strauss ne l’a jamais reprise ni expliquée. Il n’a jamais cherché à justifier cette attaque ni à l’affiner, alors même qu’il n’a cessé d’évoluer sur d’autres questions.
Pourquoi ce silence ? Parce qu’il savait que cette critique n’avait aucun fondement ethnographique ? Parce qu’il ne voulait pas affronter les implications idéologiques de son propre raisonnement ? Ou parce qu’il avait trop dit, trop vite, dans un moment d’abandon, révélant ainsi une pensée plus biaisée qu’il ne le laissait croire ?
Ce dernier chapitre est une faille. Il montre que, malgré son relativisme affiché, Lévi-Strauss n’était pas immunisé contre les préjugés de son époque. Il a projeté sur l’islam une vision rigide et caricaturale, là où son propre travail l’obligeait à nuancer.
Le vrai visage de Lévi-Strauss
Peut-être est-ce là le paradoxe ultime de Lévi-Strauss : lui qui dénonçait l’ethnocentrisme occidental en a perpétué une version subtile, plus insidieuse, car déguisée sous les atours de la science et du relativisme culturel. Lui qui critiquait les récits dominants a reproduit, dans ce dernier chapitre, un discours millénaire sur l’islam, qui n’avait pourtant rien à voir avec son terrain d’étude.
Alors oui, on peut juger un érudit sur le dernier chapitre de son premier livre. Car ce chapitre, loin d’être une simple conclusion, est un aveu. Il révèle ce que l’œuvre tait, ce que l’auteur n’a jamais eu le courage d’affronter.
Et dans ce silence, Lévi-Strauss trahit ce qu’il prétendait défendre.
Khaled Boulaziz