Introduction
L’argument développé ici, bien qu’apparaissant à première vue tangent aux préoccupations sur la violence et les droits de l’homme en Algérie, revêt une pertinence profonde. Il s’agit de la lutte, absente mais essentielle, pour l’instauration d’un régime constitutionnel en Algérie.
Le régime constitutionnel, distinct de la démocratie mais en étant la condition préalable, repose sur la soumission de l’État à la loi. Une constitution, en tant que loi fondamentale, fonde l’ensemble du système juridique. Sans État de droit, les droits de l’homme – comme tout autre droit – demeurent vulnérables à l’arbitraire. En Algérie, l’absence criante d’une lutte pour un tel régime constitue un élément clé du paysage politique et exige une analyse historique.
Constitutions et règles inconstitutionnelles en Algérie
Depuis 1962, l’Algérie a adopté cinq constitutions sans jamais instaurer un véritable ordre constitutionnel. Chaque texte a été régulièrement violé :
- La Constitution de 1963, suspendue en 1965.
- Celle de 1976, transgressée à répétition jusqu’en 1988.
- La Constitution de 1989, mise à mal en 1991 et 1992.
- Celle de 1996, constamment bafouée, notamment sur les droits individuels.
- Les révisions de 2008, 2016 et 2020, renforçant l’hégémonie de l’exécutif.
Aucune n’a permis un gouvernement soumis à la loi ni protégé substantiellement les droits. Le législatif, impuissant face à l’exécutif, n’a jamais garanti l’indépendance judiciaire. Trois facteurs expliquent cette carence :
- Le fossé entre la constitution formelle (écrite) et la constitution réelle (non écrite).
- L’exclusion de la responsabilité politique dans la gouvernance effective.
- La prédominance d’un secteur informel étatique, où « la coutume gouverne la loi ».
Cette réalité découle de l’héritage révolutionnaire du FLN, qui a aboli la distinction entre sphères politique et militaire, et de l’incapacité à résoudre cette ambiguïté après l’indépendance.
Constitutions formelles vs réelles : une dualité problématique
Une constitution effective ne se résume pas à un texte : elle reflète la loi fondamentale qui régit réellement le pouvoir. Comparons :
- États-Unis/Royaume-Uni : Régimes constitutionnels où la loi écrite ou coutumière encadre le pouvoir.
- URSS stalinienne : Constitution démocratique de 1936, masquant une pratique autoritaire où le Parti détenait le monopole du pouvoir.
L’Algérie se rapproche du modèle soviétique par l’écart entre textes et pratiques, mais s’en distingue par le rôle conservateur de l’État. Si le Royaume-Uni assume ouvertement sa suprématie parlementaire (« Le Parlement est souverain »), l’Algérie dissimule sa réalité sous une rhétorie populiste. Sa constitution réelle repose sur un axiome implicite : « L’armée est souveraine ».
La primauté militaire : un souverain honteux
En Algérie, la souveraineté est officiellement attribuée au peuple, mais exercée par l’armée. Cette dernière, refusant d’afficher ouvertement son pouvoir, préfère se présenter comme « serviteur du peuple ». Ce paradoxe trouve ses racines dans la guerre d’indépendance :
- Le FLN, né en 1954 d’une insurrection armée, a placé le militaire au cœur du politique.
- L’Armée de Libération Nationale (ALN), puis l’Armée Nationale Populaire (ANP), ont maintenu cette hégémonie après 1962.
Cette primauté militaire s’est construite sur :
- L’absorption du politique par le militaire : Les décisions politiques relevaient des commandants militaires, marginalisant les structures civiles.
- Une légitimité contestée : L’ALN, perçue comme éloignée des combats intérieurs et des courants nationalistes urbains (ex-UDMA, PPA), a compensé par l’idéologie FLN, restée une « coquille vide » au profit de l’ANP.
Conséquences sur les droits et l’État de droit
L’absence de responsabilité politique et la suprématie informelle de l’armée ont bloqué l’émergence d’un constitutionnalisme authentique. Les tentatives de réformes (1989, 2016) se heurtent à une tradition politique marquée par :
- L’héritage ottoman : Absence d’expérience des réformes constitutionnelles du Tanzimat.
- L’influence occidentale : Perçue comme imposant des modèles étrangers, elle entrave l’adaptation locale du constitutionalisme.
En conclusion, garantir les droits de l’homme en Algérie exige de dépasser le débat isolé sur les libertés pour affronter la question centrale : l’instauration d’un État de droit, conditionné par une réforme profonde des rapports entre militaire et politique.
Khaled Boulaziz
- L’UDMA, fondée par Ferhat Abbas, incarnait un nationalisme modéré et légaliste, marginalisé après 1954.
- La révolution algérienne, bien que mobilisant largement la population, fut dirigée par une élite militaro-politique dont l’ANP est l’héritière.