La désintégration de l’homme : La dérive de la modernité

Introduction

L’œuvre de René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps (1945), constitue une critique prophétique de la modernité, analysée comme une dérive matérialiste et désacralisante. Pour Guénon, la civilisation contemporaine incarne l’apogée d’un processus de dégénérescence spirituelle, où le qualitatif cède le pas au quantitatif, où l’unité organique se fragmente en une multiplicité chaotique. Ce livre, souvent considéré comme son testament intellectuel, offre un cadre conceptuel pour interpréter des phénomènes actuels tels que le nomadisme globalisé, le scientisme, la technocratie, ou encore l’effritement des identités. En croisant cette pensée avec des auteurs comme Jacques Attali ou Dimitri Orlov, et en interrogeant des mythes tels que celui du « Juif errant », cet essai explorera comment la modernité, en niant la Tradition primordiale, a engendré une civilisation en phase terminale, tout en laissant entrevoir l’espoir ténu d’un recommencement cyclique.

I. Le Nomadisme métaphysique : Du « Juif errant » au « Bougisme » Attalien

Guénon perçoit dans la modernité une rupture avec les principes traditionnels d’enracinement et de hiérarchie. Le mythe du « Juif errant », figure condamnée à une errance perpétuelle, symbolise pour lui cette dérive : un nomadisme métaphysique où l’homme, déraciné, prétend se libérer des limites spatiales et temporelles. Cette quête d’une liberté illusoire — « être de partout et de nulle part » — trouve un écho contemporain dans le « bougisme » décrit par Jacques Attali, où la mobilité constante, la connexion permanente et l’hypermobilité cognitive deviennent des idéaux.

Ce nomadisme n’est pas seulement géographique ; il est ontologique. La dématérialisation des échanges (via le numérique), la fluidité des identités (genre, nationalité), et le refus des appartenances traditionnelles (religion, famille) traduisent une volonté de transcender toute forme d’ancrage. Pour Guénon, cette dynamique relève du « renversement des valeurs » : le sacré, jadis centré sur le stable et le permanent, est remplacé par un culte du mouvement et de l’éphémère.

II. La Raison dévorante : Segmentation, scientisme et déconstruction

Guénon attribue cette fragmentation à l’hégémonie de la pensée rationnelle, qui, en se coupant de l’intuition spirituelle, réduit le réel à des éléments mesurables. La science moderne, autrefois outil de compréhension du monde, devient sous sa forme caricaturale — le scientisme — une religion technicienne. Elle prétend expliquer le vivant en le disséquant jusqu’à l’infiniment petit (nanoparticules, génome), le réduisant à une « Grande Machinerie » démontable et remontable.

Cette logique de décomposition affecte tous les domaines :

  • Le social : Les communautés sont atomisées en individus isolés, reliés artificiellement par des réseaux virtuels.
  • L’identité : Le genre, l’ethnicité, voire l’espèce (transhumanisme) deviennent des constructions malléables.
  • Le savoir : La surspécialisation académique morcelle la connaissance en microdisciplines sans cohérence.

La « déconstruction », enfant monstrueux de cette mentalité, ne se contente pas de critiquer ; elle pulvérise les structures symboliques (langage, récits collectifs) qui donnaient sens à l’existence.

III. La techno-religion : Nouvel individu et fétichisme de l’IA

Le règne de la quantité culmine dans l’émergence d’une « Techno-Religion », où la technologie incarne un salut prométhéen. L’humain y est redéfini comme un assemblage de circuits imprimés, un prototype perfectible que l’intelligence artificielle (IA) pourrait dépasser. Cette vision réductionniste, comparant l’esprit à un algorithme, nie toute dimension transcendante.

Guénon aurait vu dans cette idolâtrie technocratique une parodie des initiations traditionnelles : là où les mystères antiques visaient l’élévation spirituelle, les « gourous » de la Silicon Valley promettent l’immortalité numérique ou l’augmentation cognitive. Le « Nouvel Individu » ni homme ni femme, déshumanisé et interchangeable, incarne l’aboutissement de cette logique quantitative.

IV. Origines et paradoxes : Judaïsme, science et modernité

L’assertion selon laquelle « la majorité des grands savants-découvreurs sont d’origine européenne judéo-talmudique » appelle une analyse rigoureuse, tant elle condense en quelques mots des dynamiques historiques d’une profonde complexité. Il est indéniable que la culture juive, façonnée par un monothéisme abstrait et infléchie par l’exégèse talmudique, a cultivé une propension à l’intellectualisme, à l’herméneutique et à l’abstraction conceptuelle. Associée à la rationalité grecque, dont la redécouverte fut précipitée par la médiation d’Averroès, cette tradition a irrigué la pensée scientifique européenne, lui insufflant l’élan qui la conduira aux plus hautes cimes du savoir, mais aussi aux abîmes des conflits cataclysmiques du XXe siècle.

Cependant, Guénon insisterait sur le paradoxe : le judaïsme, comme l’islam ou le christianisme, puise dans la Tradition primordiale. Mais dévié par le matérialisme, il aurait contribué à l’édification d’une modernité anti-traditionnelle. La science, détournée de sa vocation métaphysique, devient alors un instrument de domination (Bacon : « savoir c’est pouvoir »), accélérant la chute cyclique.

V. L’effondrement et l’espérance : Des cycles aux ruines

Pour Dimitri Orlov, les « cinq stades d’effondrement » (financier, commercial, politique, social, culturel) dessinent un scénario inéluctable. Guénon abonderait : le règne de la quantité, en épuisant les ressources matérielles et symboliques, mène à la « solidification » finale — une cristallisation mortifère précédant l’effondrement. Les crises écologiques, géopolitiques et existentielles contemporaines en sont les symptômes.

Pourtant, Guénon évoque une lueur d’espoir : la Tradition primordiale, socle métaphysique des civilisations antiques, survivrait dans des « noyaux résistants ». Les découvertes archéologiques évoquées par Patrice Pouillard (site BAM) — mégalithes, similarités intercontinentales — suggèrent l’existence d’un savoir antédiluvien unifié. Ces vestiges, traces d’un « paradis perdu », pourraient inspirer une réintégration post-effondrement.


L’attente du Grand Soir

La modernité, en niant le sacré, a engendré une civilisation en sursis. Mais pour Guénon, la fin d’un cycle n’est pas une apocalypse définitive : c’est la préface d’un nouveau monde, peut-être plus proche de l’harmonie traditionnelle. Les « bâtisseurs de l’Ancien Monde », comme les alchimistes ou les initiés, auraient transmis des clés pour cette renaissance. Reste à savoir si l’humanité, engluée dans le quantitatif, saura les redécouvrir — ou sombrer dans l’oubli.

Khaled Boulaziz

Références implicites :

  • Guénon, René. Le Règne de la quantité et les signes des temps.
  • Attali, Jacques. Une brève histoire de l’avenir.
  • Orlov, Dimitri. Les Cinq Stades de l’effondrement.
  • Pouillard, Patrice. Travaux accessibles sur Bâtisseurs de l’Ancien Monde (BAM).