Camarades, la situation est critique : nous faisons face à un coup d’État soutenu par la majorité des forces armées. Je ne prétends pas être un martyr ; je suis un combattant de la cause sociale, accomplissant la tâche que le peuple m’a confiée. Mais que ceux qui veulent renverser l’histoire et nier la volonté majoritaire du Chili m’écoutent : même si je ne suis pas un martyr, je ne reculerai pas d’un seul pas. Qu’ils le sachent, qu’ils l’entendent, qu’ils le gravent dans leur esprit : je quitterai le palais présidentiel seulement quand le mandat que m’a confié le peuple sera achevé. Je défendrai la révolution chilienne et le gouvernement, car c’est pour cela que le peuple m’a élu. Je n’ai pas d’autre choix. Seules les balles pourraient m’empêcher d’accomplir la mission que le peuple m’a confiée.
Salvador Allende — homme d’État chilien (1908 – 1973)
L’histoire de l’Algérie récente est celle d’une nation prise au piège d’un tunnel sombre, entamé ce 11 janvier 1992, lorsque le pays, au bord d’un éveil démocratique, fut précipité dans un cycle de violence, de régression et de censure. Ce jour-là, un coup d’État militaire balayait l’espoir fragile d’une transition politique, laissant place à une décennie noire de guerre civile, à une répression sanglante et à une érosion des libertés fondamentales.
Contrairement à ce qu’a tenté de justifier la caste militariste au pouvoir, l’arrêt brutal du processus électoral en 1992 ne visait pas à protéger la démocratie, mais à préserver ses propres intérêts. Ces intérêts, loin de refléter ceux du peuple algérien, étaient ceux d’une élite décidée à maintenir sa mainmise sur les ressources économiques et politiques du pays, quitte à écraser les aspirations populaires et à sacrifier l’avenir d’une nation tout entière.
Le contraste entre courage et abdication
Pour mieux saisir l’ampleur de ce basculement, le parallèle avec Salvador Allende est éloquent. Le président chilien, confronté à une opposition militaire implacable, refusa de se plier à la dictature naissante. Le 11 septembre 1973, encerclé au palais de La Moneda, il fit face avec une dignité héroïque, préférant mourir les armes à la main plutôt que de trahir le mandat démocratique que lui avait confié son peuple. Allende incarne le sacrifice ultime pour ses principes et la défense des libertés collectives.
En Algérie, à l’inverse, Chadli Bendjedid renonça, cédant sous la pression des généraux, en rupture totale avec la volonté populaire et l’histoire de luttes qui avaient façonné l’indépendance du pays. Cette reddition ouvrit la voie à une décennie marquée par des massacres de masse, une censure systématique, et la transformation des aspirations démocratiques en cauchemar sécuritaire.
Mais cette démission, loin d’être un simple épisode de l’histoire, est devenue une ombre tenace qui poursuit Chadli Bendjedid jusque dans l’au-delà. Comme un spectre, ce moment de faiblesse hante sa mémoire, à tel point que son propre témoignage semble s’être arrêté à la veille de ce fatidique 11 janvier 1992. Le tome II de ses mémoires, couvrant la période (1979-1992), reste mystérieusement absent, comme si cette page de l’histoire refusait d’être couchée sur le papier.
Est-ce là une autocensure imposée par la honte ou la peur que la vérité dévoilée ne vienne ternir davantage un héritage déjà lourd ?
Un tunnel sans fin ?
Depuis 1992, l’Algérie n’a jamais vraiment émergé de ce tunnel. Les plaies de la guerre civile n’ont pas cicatrisé, et les espoirs d’un renouveau démocratique ont été systématiquement étouffés. Les élites militaro-politiques continuent d’exercer un contrôle autoritaire, où toute voix dissidente est réprimée. Les journalistes, militants et opposants subissent un harcèlement constant, tandis que les citoyens vivent dans une peur diffuse, entretenue par un régime qui exploite encore le spectre des années noires pour justifier son emprise.
Pourtant, l’histoire montre que même les périodes les plus sombres peuvent être surmontées. Le Chili, après des décennies de dictature sous Pinochet, a trouvé la force de se réinventer, renouant avec les idéaux démocratiques portés par Salvador Allende. Ce chemin est long, semé d’embûches, mais il offre un espoir : celui que le courage et la persévérance peuvent triompher de la régression.
L’Algérie reste prisonnière des choix faits en 1992, mais le souvenir des luttes passées pour la liberté et l’indépendance peut, un jour, raviver une étincelle. Pour cela, il faudra rompre avec le cycle de la violence, briser les chaînes de la censure et retrouver la voie d’une justice sociale authentique.
Mais tant que les non-dits de cette époque continueront de peser sur la conscience nationale, et tant que le tome II des mémoires de Chadli restera un manuscrit invisible, la lumière de la vérité, elle aussi, demeurera captive du tunnel.
Khaled Boulaziz