Lettre ouverte à Alexandre Douguine : Pourquoi Poutine soutient-il une minorité alaouite contre une majorité sunnite ?

Cher Alexandre Douguine,

Vos contributions philosophiques ont redéfini la compréhension de la géopolitique, en particulier à travers le prisme de l’eurasisme russe. En tant que défenseur du pluralisme culturel et de la souveraineté des civilisations, vous mettez l’accent sur l’importance de préserver les identités culturelles uniques face aux forces homogénéisantes du libéralisme mondial. Pourtant, vos idées suscitent des interrogations majeures sur la politique étrangère de la Russie sous la présidence de Vladimir Poutine, notamment en Syrie.

Le soutien indéfectible de Poutine à Bachar al-Assad, un dirigeant alaouite gouvernant une nation à majorité sunnite, semble contradictoire lorsqu’on le compare au contexte domestique russe, où le christianisme orthodoxe constitue un pilier central de l’identité nationale. Imaginez qu’une minorité musulmane gouverne la majorité orthodoxe chrétienne en Russie. Cela serait-il en adéquation avec les fondements culturels et idéologiques que vous défendez ?

Le paradoxe syrien : la domination d’une minorité face à la frustration majoritaire

La Syrie présente une configuration politique unique. Le régime Assad, enraciné dans la secte alaouite (une minorité représentant 10 à 15 % de la population syrienne), exerce son pouvoir sur une majorité sunnite prédominante. Historiquement, les Alaouites ont accédé à une position dominante grâce à leur alignement stratégique avec le laïcisme et l’armée, une position consolidée lors de l’ascension d’Hafez al-Assad en 1970.

Cependant, cette concentration du pouvoir entre les mains d’une secte minoritaire a nourri le mécontentement de la majorité sunnite, exacerbant les divisions sectaires et déclenchant une résistance violente durant la guerre civile syrienne. Le soutien inébranlable de Poutine à Assad semble dicté par des calculs pragmatiques : préserver l’influence géopolitique de la Russie au Moyen-Orient, sécuriser ses bases militaires en Méditerranée et combattre les groupes islamistes sunnites perçus comme des menaces pour la stabilité régionale et mondiale.

Des milliards de sunnites dans le monde : un pari risqué

En poursuivant cette stratégie, Poutine prend le risque d’antagoniser une population sunnite mondiale dépassant un milliard d’individus, représentant la plus grande dénomination de musulmans à travers le monde. Cette population exerce une influence culturelle, économique et géopolitique immense, s’étendant du Moyen-Orient à l’Asie du Sud, l’Afrique du Nord et au-delà.

En soutenant une minorité alaouite dans sa lutte pour conserver le pouvoir face à une majorité sunnite, la Russie semble s’aligner contre une part significative du monde islamique. Ce conflit n’est pas seulement localisé ; il touche des questions d’identité et d’aspirations plus larges, les sunnites pouvant percevoir les actions de la Russie comme antagonistes à leurs communautés et valeurs.

Si Poutine envisage une « grande lutte des civilisations », comme vous l’avez souvent argumenté, n’est-il pas stratégiquement imprudent d’aliéner l’un des groupes culturels les plus nombreux et les plus cohésifs du monde ? Au lieu de cultiver des partenariats qui pourraient renforcer la position de la Russie dans un ordre multipolaire, cette approche risque de renforcer les divisions et d’alimenter des animosités à long terme.

Une inversion hypothétique : une minorité au pouvoir en Russie

Regardons maintenant la situation de manière introspective. La Russie, comme la Syrie, est une nation marquée par une grande diversité religieuse et culturelle. Pourtant, son identité nationale s’est historiquement construite autour du christianisme orthodoxe, qui constitue la majorité de sa population. Que se passerait-il si la Russie était gouvernée par une minorité musulmane ?

Un tel scénario susciterait une résistance intense, non seulement de la part des acteurs politiques, mais aussi des institutions culturelles et des citoyens ordinaires. Le christianisme orthodoxe constitue le socle de l’histoire, de la politique et de l’ethos national russe. La majorité pourrait percevoir une gouvernance par une minorité comme une offense à son identité, à l’image des sentiments de la population sunnite syrienne sous le leadership alaouite.

Si la Russie de Poutine priorise la préservation des valeurs orthodoxes sur le plan domestique, pourquoi adopte-t-elle une norme différente à l’étranger ? Votre vision d’un monde multipolaire ne devrait-elle pas préconiser une gouvernance reflétant les réalités démographiques et culturelles des nations ?

Réconcilier le réalisme politique et l’eurasisme

La réponse réside probablement dans les calculs froids du réalisme politique. Soutenir Assad s’aligne avec les intérêts stratégiques russes : contrer l’influence américaine, maintenir des bases militaires et empêcher la Syrie de devenir un État défaillant susceptible d’exporter l’extrémisme. Pour Poutine, ces objectifs surpassent tout alignement idéologique avec la règle majoritaire ou l’ethos culturel de la population sunnite syrienne.

Cependant, cette approche entre en contradiction avec les principes de l’eurasisme, qui valorisent le développement organique des civilisations selon leurs propres traditions et identités. Si l’eurasisme respecte la souveraineté des majorités culturelles, comment justifier le soutien de la Russie à Assad sans contradiction ?

Un appel à la réflexion

Monsieur Douguine, en tant que philosophe dont les idées influencent profondément la géopolitique russe, je vous invite à réfléchir aux implications de ce paradoxe. Le soutien à un gouvernement minoritaire en Syrie sape-t-il les valeurs de pluralisme culturel et de respect pour l’intégrité civilisationnelle que l’eurasisme cherche à défendre ?

Plus important encore, comment concilier ces politiques extérieures avec l’insistance domestique de la Russie sur la règle majoritaire et la dominance orthodoxe ? Une vision eurasiste cohérente exigerait un engagement plus nuancé en Syrie, qui respecte les aspirations de sa majorité sunnite tout en protégeant les droits des minorités comme les Alaouites.

En aliénant des milliards de musulmans sunnites à travers le monde, la Russie risque de compromettre sa position à long terme dans la grande lutte civilisationnelle que vous défendez si souvent. Une politique d’équilibre et d’engagement, plutôt qu’un alignement sectaire, pourrait mieux servir l’ordre multipolaire que vous et le président Poutine envisagez.

Respectueusement,
Khaled Boulaziz