Pour tuer une révolution, il faut d’abord tuer ses architectes. Et c’est ce qu’ils ont fait en 1962, détruisant l’ALN, une armée populaire soutenue par le peuple, pour consolider leur pouvoir.
Salah Boubnider, Colonel A.L.N
En ce mois de décembre, l’Algérie, dans un souffle oscillant entre révérence et amertume, se remémore la disparition de son président Boumédiène, figure dont l’ombre, oppressante pour certains et majestueuse pour d’autres, plane encore sur les récits de la nation.
Son spectre se dresse à nouveau sur une Algérie en quête d’elle-même, projetant une ombre sinistre et interminable sur son présent. L’été 1962, époque imbibée de sang et de trahison, est loin d’être un simple souvenir lointain : ses blessures continuent de suppurer dans l’âme de la nation. Cet été maudit, où Houari Boumédiène, avec la ruse d’un usurpateur machiavélique, orchestra un coup d’État contre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), marqua non seulement la trahison d’une révolution, mais aussi la profanation de ses idéaux les plus sacrés.
Dans ce tableau infernal, l’Armée de libération nationale (ALN), exténuée et exsangue après des années de lutte acharnée contre les forces coloniales françaises, affronta un ennemi encore plus mortel : ses propres frères d’armes, l’Armée des frontières. Sous le commandement de Boumediene, ces forces n’ont pas libéré ; elles ont envahi, souillant ce qui restait de l’esprit révolutionnaire. Ainsi naquit le maudit « Système », un régime bâti sur les cendres de l’héroïsme, enveloppé de mystifications, et perpétué par la violence.
Le faux père de la libération
Houari Boumediene, acclamé par certains comme l’architecte du pouvoir algérien, n’a jamais été un libérateur. Il n’a pas tiré une seule balle contre les colonisateurs français. À la place, il s’est terré aux frontières, attendant les fruits des sacrifices de ceux qui combattaient et mouraient à l’intérieur du pays. Lorsque les combats prirent fin, Boumediene émergea – non pas en sauveur mais en prédateur – marchant sur les cadavres des martyrs comme le colonel Amirouche, dépouillant leurs héritages pour asseoir son pouvoir.
Plus que tout, Boumediene redoutait le jugement de l’Histoire. Son premier acte en accédant au trône du pouvoir fut de s’emparer des archives de la Révolution algérienne, ces tomes sacrés témoins du sang, de la sueur et des larmes du peuple. Abdelhafid Boufous, un convoyeur de ces trésors volés, raconte :
« Les archives, entreposées dans la base libyenne de Douches, furent transportées à travers le Sahara jusqu’à Oran, où Boumediene les saisit. Une autre cargaison, emballée à la hâte à Rabat, fut acheminée à Alger sous ma supervision. Ces reliques de l’Histoire restent enfermées dans des coffres secrets, loin des yeux des chercheurs et du jugement de la postérité. »
Un coup né de la tromperie
Tandis que le GPRA négociait les termes de l’indépendance de l’Algérie avec la France à Évian, Boumediene, retranché dans son bastion d’Oujda, bouillait de paranoïa. Son Armée des frontières, stationnée hors du champ de bataille, serait-elle exclue du pouvoir ? La réponse, murmurée dans les couloirs de l’Histoire, était claire : Boumediene n’avait aucune intention de partager le pouvoir ; il comptait s’en emparer par tous les moyens.
Rhéda Malek, un négociateur d’Évian, se souvient du mépris de Boumediene pour la diplomatie :
« Pour Boumediene, les négociations étaient une abomination. Il croyait qu’il fallait d’abord résoudre les conflits internes en Algérie avant d’entamer des pourparlers avec la France. À cette époque, il était une figure obscure, un officier formé au Caire qui cherchait une légitimité à travers le patronage des leaders historiques. »
Abderrazak Bouhara, l’un des proches collaborateurs de Boumediene, révéla la tromperie qui caractérisa le coup d’État. Sous prétexte de rapatrier des réfugiés, Boumediene fit passer des soldats armés déguisés en civils à Constantine, Oran et Alger. Bouhara avoua :
« Nous avons violé les Accords d’Évian. Déguisés en civils et munis de passeports du Croissant-Rouge, nous avons franchi les frontières sur ordre de Boumediene. »
La chute de Constantine
En juillet 1962, Constantine, ville empreinte de ferveur révolutionnaire, succomba sous l’ombre de la trahison de Boumediene. Ses forces, vêtues de tromperie autant que d’uniformes verts, infiltrèrent la ville telles des loups descendant sur un troupeau sans défense. Abdelaziz Khalfallah, gouverneur militaire de la ville, décrivit le siège terrifiant :
« Ils ont encerclé Constantine avec une précision chirurgicale, armés de connaissances internes sur nos défenses. Les postes de commandement furent envahis, et ses défenseurs capturés. La résistance était futile ; à l’aube, la ville était tombée. »
La conquête d’Alger
Le 27 août 1962, les forces de Boumediene convergèrent sur Alger dans une procession macabre. Des tanks et des pièces d’artillerie firent trembler la terre, annonçant la fin du GPRA. Après deux jours d’affrontements fratricides, les forces de Boumediene écrasèrent les restes des wilayas, laissant des centaines de morts et éteignant les derniers feux de la résistance. Son prix fut un pouvoir absolu, masqué par l’illusion de légitimité en installant Ahmed Ben Bella comme figure de proue, tout en tirant les ficelles dans l’ombre.
Un Héritage taché de sang
La montée au pouvoir de Boumediene fut une symphonie de sang et de trahison. Les icônes révolutionnaires qui s’opposèrent à son régime furent systématiquement réduites au silence. Abane Ramdane, étranglé dans une ferme isolée au Maroc ; Krim Belkacem, pendu dans une chambre d’hôtel en Allemagne ; Mohamed Khider, abattu à Madrid ; et bien d’autres périrent dans les ténèbres projetées par l’ambition de Boumediene.
Salah Boubnider, avec une amère ironie, résuma la tragédie :
« Pour tuer une révolution, il faut d’abord tuer ses architectes. Et c’est ce qu’ils ont fait en 1962, détruisant l’ALN, une armée populaire soutenue par le peuple, pour consolider leur pouvoir. »
Une ombre implacable
L’Armée des frontières, née de la trahison, n’était pas l’héritière de l’ALN et de son combat contre l’oppression coloniale. Elle devint plutôt une arme de soumission interne, utilisée contre le peuple qu’elle prétendait représenter. Son héritage de division et de méfiance persiste, un rappel fantomatique des horreurs de l’été 1962 – un été dont l’Algérie n’a pas encore su s’échapper.
Khaled Boulaziz