Si la main qui brandit le couteau fut algérienne, les éminences grises, tapies dans l’ombre de la guerre civile, doivent être cherchées sous d’autres cieux, là où se trament, loin des regards, les intrigues les plus obscures et les volontés les plus insidieuses.
Deux ans après l’interruption du processus électoral en janvier 1992, l’Algérie s’enfonça dans une terrible guerre civile. En 1994, l’initiative de l’Église de Sant’Egidio tenta de réunir les différentes factions de l’opposition algérienne pour élaborer un cadre de paix. Mais François Mitterrand et ses conseillers firent tout pour saboter cette rencontre, qui aurait pu changer le cours des événements.
François Mitterrand, alors Président de la République française, était familier avec les affaires algériennes. Il avait été ministre de l’Intérieur à la veille du soulèvement du 1ᵉʳ novembre 1954, date marquant le début de la guerre d’indépendance algérienne. Élu président en 1981, Mitterrand, durant ses deux mandats, fut conseillé de manière constante par Jacques Attali, un personnage influent, bien que sept premiers ministres se succédèrent sous sa présidence.
Mitterrand, qui portait en lui le poids des souvenirs du colonialisme, nourrissait une rancœur profonde à l’égard de ceux qui avaient défié l’ordre établi sous la colonisation française. La guerre civile en Algérie lui offrit une occasion de mettre en œuvre sa vengeance politique, après l’annulation du processus électoral de 1992, qui avait stoppé la victoire du Front islamique du salut (FIS). Le pouvoir algérien, soutenu par les militaires, adopta alors une politique d’éradication brutale envers les islamistes, une ligne que la France, sous l’influence de Mitterrand, ne manqua pas de soutenir.
Malgré quelques déclarations publiques de diplomates français semblant appuyer l’initiative de Rome, la position de Paris fut en réalité ambiguë et calculée. Le 11 janvier 1995, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, exprima un vague intérêt pour plusieurs initiatives récentes, dont celle de Sant’Egidio, sans pour autant y adhérer fermement. Le 16 janvier, un porte-parole du ministère réitéra l’appel à un dialogue entre les forces politiques algériennes, insistant sur la nécessité de rejeter la violence, mais sans mentionner explicitement la conférence de Rome.
Ce manque d’engagement de la France devenait de plus en plus flagrant. Le 19 janvier, Alain Juppé déclara qu’il n’y avait pas d’issue à la crise algérienne sans dialogue, tout en soulignant que c’était aux Algériens de décider eux-mêmes de leur destin. Cependant, le gouvernement français ne prit aucune initiative pour encourager Alger à engager ce dialogue tant que la conférence de Rome était en cours. Ce n’est qu’après le rejet officiel de la Plateforme de Rome par le gouvernement algérien, le 18 janvier, que Paris commença à s’y intéresser publiquement.
Entre l’ouverture de la conférence de Rome et ce rejet, Paris resta spectateur, sans prendre de mesures pour faire pression sur Alger ou l’encourager à modérer sa position. Dès lors, les déclarations françaises successives, à partir du 26 janvier, semblaient adopter un ton plus conciliant, comme lorsque Juppé évoqua la nécessité d’exercer des pressions pour encourager le dialogue. François Léotard, ministre de la Défense, alla même jusqu’à affirmer dans Le Figaro du 1ᵉʳ février que la Plateforme de Rome constituait une véritable charte pour une Algérie démocratique et réconciliée. Mais cet intérêt ne se manifesta qu’après que l’initiative eut échoué.
L’analyse des faits montre que, loin d’apporter un soutien décisif à la Plateforme de Rome, la France agissait en contretemps. En laissant Alger rejeter Rome avant de manifester un intérêt pour la conférence, Paris rendit extrêmement difficile un retour en arrière pour le régime algérien. Cette stratégie permit à Alger de se draper dans un nationalisme rigide, renforçant ainsi la position de la ligne dure éradicationniste, et sapant toute possibilité de dialogue avec l’opposition.
Mitterrand lui-même, en proposant une initiative européenne le 3 février, compliqua encore plus la situation. Les participants de Rome avaient clairement exprimé leur volonté de ne pas internationaliser le conflit algérien, souhaitant garder l’initiative entre les mains des Algériens. Mais en suggérant une médiation européenne, Mitterrand accrédita l’idée qu’une ingérence extérieure, notamment française, pesait sur la crise. Cela joua directement dans la rhétorique du régime algérien, qui accusait régulièrement l’opposition de chercher le soutien étranger, et renforça la posture nationaliste du gouvernement.
La réaction tardive et ambiguë de la France eut des conséquences dévastatrices. Si Paris avait voulu encourager un véritable règlement, elle aurait dû agir en amont. D’abord, elle aurait dû discrètement avertir ses proches alliés dans les cercles politiques et militaires algériens qu’elle ne soutiendrait plus la politique d’éradication, mais qu’elle favoriserait un compromis politique. Ensuite, elle aurait pu fournir des garanties à Alger, l’incitant à accepter une négociation avant que la situation ne devienne irréversible. Enfin, la France aurait dû éviter de tenir des propos publics qui placeraient le gouvernement algérien dans une posture de défense, rendant impossible pour ses dirigeants d’accepter l’initiative de Rome sans s’exposer à des critiques nationalistes internes.
Au lieu de cela, la France choisit de maintenir une position ambiguë, cherchant à éviter les critiques internationales tout en continuant à soutenir implicitement la ligne dure du gouvernement algérien. Cette attitude a non seulement contribué à l’échec de l’initiative de Rome, mais a également renforcé le conflit en Algérie.
Ce manque de soutien à une solution politique a lourdement coûté. L’Algérie s’enfonça encore davantage dans la violence, et la guerre civile, alimentée par une répression brutale et des attentats terroristes, fit près de 200 000 morts. Des villages entiers furent décimés, les infrastructures du pays furent détruites, et la société algérienne plongée dans la terreur et la désolation. La Plateforme de Rome aurait pu être une opportunité pour arrêter cette hémorragie sanglante, mais l’indifférence calculée de Mitterrand contribua à prolonger le conflit.
Ainsi, si Mitterrand, accompagné de Jacques Attali, n’avait pas entravé la conférence de Sant’Egidio, peut-être que deux cent mille âmes algériennes auraient été épargnées. Les factions en guerre auraient pu se rencontrer, discuter et, à défaut de sceller une paix durable, trouver une trêve, un terrain d’entente. L’Algérie, ravagée par le chaos, aurait pu entrevoir une issue moins sanglante, arrachée des griffes d’une guerre fratricide. Mais l’opportunité fut gâchée, et la tragédie, inévitable.
Khaled Boulaziz