Dans le contexte colonial, la prostitution devient un outil par lequel le pouvoir contrôle non seulement les corps, mais aussi les subjectivités, en inscrivant la domination jusque dans l’intimité des colonisés.
Michel Foucault, Intellectuel Français
Le colonialisme, en tant que système de domination, repose sur des dispositifs complexes de pouvoir et de contrôle qui s’exercent non seulement sur les territoires mais aussi sur les corps et les esprits des colonisés. L’exemple de Bousbir, quartier de prostitution à Casablanca sous le protectorat français, illustre parfaitement ces mécanismes de régulation sociale et d’assujettissement qui caractérisent les dynamiques coloniales. Ce lieu n’est pas seulement un espace physique ; il représente une technologie du pouvoir visant à discipliner et à organiser la vie des colonisés selon les intérêts de l’occupant.
La gestion des corps : une forme de biopolitique
Dans le cas de Bousbir, l’administration coloniale ne se contentait pas de gérer le territoire marocain, elle intervenait également dans les dimensions les plus intimes de la vie des populations locales, en particulier celles des femmes. Ce quartier, organisé et réglementé par les autorités, symbolise un contrôle biopolitique, où l’État colonisateur s’arroge le droit de réguler la sexualité et le comportement des individus. Loin d’être un simple espace de prostitution, Bousbir était un instrument de gestion des corps, où les femmes marocaines, souvent issues de milieux précaires, étaient réduites à des objets de plaisir pour satisfaire les besoins des colons, tout en garantissant une « hygiène sociale ». Ce contrôle étroit de la sexualité des colonisés répondait à une volonté de maintenir l’ordre colonial, en circonscrivant la liberté des individus à des espaces où ils pouvaient être observés, catalogués et disciplinés.
L’espace comme instrument de pouvoir
Le choix de créer un quartier réservé à la prostitution, en plein cœur de Casablanca, participe également de la logique coloniale de segmentation de l’espace. La ville, comme l’ensemble de la colonie, devait être organisée selon une logique d’invisibilisation et de séparation. Bousbir, avec ses grands murs blancs et son architecture fermée, est un exemple d’espace cloisonné, où la marginalité est contenue et cachée. L’architecture elle-même devient un instrument de pouvoir, car elle impose un cadre spatial à des populations définies comme déviantes ou dangereuses. Cette gestion de l’espace révèle un rapport de domination subtile, où les populations colonisées sont à la fois rendues invisibles et surveillées. Le fait que, des décennies après l’indépendance, on préfère appeler cet endroit « le 17e arrondissement » plutôt que son véritable nom montre bien comment l’espace continue de jouer un rôle dans l’effacement et la manipulation de la mémoire collective.
Le dispositif de surveillance et de contrôle
Au cœur de l’organisation de Bousbir, on trouve un dispositif de surveillance omniprésente. Le quartier était rigoureusement encadré par l’administration coloniale, qui surveillait les allées et venues des femmes et des clients, imposant des règles strictes pour contrôler les interactions. Ce dispositif visait à maintenir un ordre social précis, tout en assurant que la prostitution, bien que tolérée, ne déborde pas hors des limites fixées par l’occupant. Ce modèle de surveillance rappelle que le pouvoir colonial n’était pas seulement répressif, mais aussi productif, dans la mesure où il créait des espaces spécifiques où certains comportements étaient autorisés, tant qu’ils restaient sous contrôle. Cette surveillance s’inscrivait dans une logique plus large de contrôle social, où la gestion des corps féminins devenait une manière de réguler l’ensemble de la population colonisée.
La marginalisation et la stigmatisation
Bousbir n’était pas seulement un espace de prostitution ; il était également un lieu de production de stigmatisation sociale. Les femmes qui y étaient confinées étaient marquées d’une identité dévalorisée, celle de « bousbiria », un terme qui, encore aujourd’hui, est utilisé comme une insulte pour désigner une femme de mauvaise réputation. Cette stigmatisation participe de la stratégie coloniale de marginalisation de certaines catégories de la population. En marquant ces femmes comme « autres », le pouvoir colonial consolidait son propre statut de supérieur moral, tout en renforçant la domination masculine et coloniale. Le terme « bousbiria » est l’héritage d’un dispositif discursif qui visait à fixer des identités stigmatisées pour mieux contrôler et marginaliser ceux qui échappaient à la norme imposée par le colon.
Le silence et l’oubli : une stratégie de pouvoir
Aujourd’hui, l’effacement de Bousbir de la mémoire collective est également révélateur d’un mécanisme de pouvoir. Le silence autour de ce lieu, l’absence de toute inscription ou commémoration, participent d’une volonté d’oublier cette page sombre de l’histoire coloniale. Ce silence n’est pas neutre ; il est le résultat d’un pouvoir qui s’exerce encore aujourd’hui, non pas en réprimant directement, mais en effaçant les traces de ce qui pourrait rappeler la violence passée. L’invisibilisation de Bousbir permet de maintenir intacte l’image d’une colonisation qui, selon certains récits, aurait été « civilisatrice » et bénéfique. Ce refus de faire face à l’histoire révèle comment le pouvoir continue de modeler la mémoire et l’identité collective, en choisissant ce qui mérite d’être raconté et ce qui doit être oublié.
Conclusion
Bousbir incarne une forme de pouvoir coloniale subtile mais redoutable, où le contrôle des corps, l’organisation de l’espace, la surveillance et la stigmatisation étaient autant de mécanismes visant à asseoir la domination de l’occupant. Loin d’être un simple vestige du passé, ce quartier révèle les dynamiques profondes de pouvoir qui se sont exercées sous le colonialisme et qui continuent d’influencer les mémoires et les identités bien après l’indépendance. L’oubli de Bousbir, tout comme son existence passée, nous rappelle que le pouvoir ne se manifeste pas seulement par la répression, mais aussi par l’invisibilisation et la gestion des souvenirs.
Khaled Boulaziz