Algérie : Le pronunciamento permanent

Le pronunciamento ne se limite pas à une simple prise de pouvoir militaire. C’est l’acte par lequel l’armée devient le garant, voire le maître, des institutions, justifiant son autorité sous couvert de stabilité, tout en réduisant au silence les aspirations démocratiques.

L’indépendance de l’Algérie, obtenue en juillet 1962, ne marqua pas seulement la fin de la domination coloniale, mais aussi le début de luttes internes qui mirent à nu de profondes divisions au sein du mouvement nationaliste et de la société. Ces conflits empêchèrent l’émergence d’un État-nation et aboutirent à la naissance d’un régime autoritaire, fondé sur un pronunciamento permanent — une affirmation militaire continue du contrôle politique. Ce régime, façonné par la domination militaire et les luttes de pouvoir internes, a consolidé un système où l’armée détient un pouvoir inébranlable.

Conflits internes et lutte identitaire : Les origines du pronunciamento

La période post-indépendance en Algérie fut caractérisée par des conflits internes intenses. La division entre les maquisards, qui luttaient contre les forces coloniales à l’intérieur de l’Algérie, et l’armée des frontières, stationnée en Tunisie et au Maroc, marqua le début du pronunciamento permanent. L’armée des frontières, dominée par des figures comme Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène, finit par s’emparer du pouvoir et imposer un régime militaire sur le pays.

Les tensions ethniques entre arabisme et berbérisme compliquèrent davantage ces conflits. L’armée, bien qu’elle projette une image d’unité, se trouva mêlée à des luttes identitaires qui reflétaient des divisions sociétales plus larges. Ces tensions culminèrent lors de la guerre des sables avec le Maroc, un conflit qui servit de distraction stratégique face aux fractures internes. Dans cet environnement chaotique, le Système algérien émergea, un régime fondé sur la proclamation continue du pouvoir militaire.

L’Armée des frontières contre le GPRA : Le premier pronunciamento

En 1958, la création du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) à Tunis prépara le terrain pour un conflit tripartite entre factions politiques et militaires :

  1. Conflits internes au GPRA : Un groupe central dirigé par Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobbal s’opposa aux leaders nationalistes emprisonnés en France, tels qu’Ahmed Ben Bella et Mohamed Boudiaf.
  2. Tensions entre le GPRA et l’Armée de Libération Nationale (ALN) : L’ALN, stationnée au Maroc et en Tunisie, affirma son autorité face au GPRA, contestant son leadership civil.
  3. Lutte entre l’armée des frontières et les maquisards de l’intérieur : Les maquisards soutenaient le GPRA, tandis que l’armée des frontières s’alignait avec l’État-major général (EMG), dirigé par Houari Boumediène.

Cette lutte initiale entre la direction civile et l’armée ouvrit la voie au premier pronunciamento, lorsque l’armée des frontières, sous la direction de Ben Bella et Boumediène, surpassa le GPRA et marginalisa le pouvoir civil.

La Prise du pouvoir par l’armée des frontières : Consolidation du pronunciamento

La consolidation du pouvoir par l’armée des frontières, souvent désignée sous le nom de groupe d’Oujda, se déroula à travers une série d’événements décisifs, chacun renforçant le pronunciamento permanent de la domination militaire :

  • Mai 1962 : Ben Bella et Boumediène exigèrent du GPRA la convocation du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA), créant un bureau politique sous leur contrôle.
  • 28 mai 1962 : Les tensions internes au sein du GPRA éclatèrent, alors que la faction de Ben Bella imposa un modèle socialiste et un parti unique, marginalisant les ministres du GPRA.
  • Mobilisation militaire : En réponse, le GPRA tenta de neutraliser l’État-major général, mais Ben Bella et Boumediène mobilisèrent l’armée des frontières, se préparant à affirmer leur contrôle par la force.
  • Pronunciamento final : En septembre 1962, Ben Bella et Boumediène entrèrent à Alger à la tête de l’armée des frontières, effectuant un pronunciamento contre le GPRA, marquant le transfert définitif du pouvoir du leadership civil à l’armée.

Ce moment cimenta le pronunciamento permanent, où l’armée s’établit comme la seule autorité, avec le Front de Libération Nationale (FLN) devenant l’instrument de contrôle politique.

Le coup d’État permanent : L’institutionnalisation du pronunciamento

Les élections pour l’Assemblée constituante du 20 septembre 1962 se déroulèrent sous un contrôle militaire strict, garantissant la consolidation du FLN comme unique parti politique. Ferhat Abbas fut élu président de l’Assemblée nationale et proclama la République Algérienne Démocratique et Populaire. Ben Bella devint le premier chef de gouvernement, et Boumediène devint ministre de la Défense. Cet arrangement marqua l’institutionnalisation formelle du pronunciamento permanent, où l’armée ancrée consolidait son autorité à travers les mécanismes de l’État.

Cette domination militaire ne fut pas simplement un coup d’État ou une prise de pouvoir ; elle évolua en un processus continu, un coup d’État permanent, dans lequel le contrôle politique de l’armée devenait auto-entretenu. Le pronunciamento n’était plus un événement isolé mais la structure même de la vie politique algérienne.

Réactions et opposition : La résistance au pronunciamento

Malgré la consolidation du pouvoir par l’armée, l’opposition persista. D’anciens combattants de l’intérieur et des leaders politiques s’opposèrent au coup, lançant une rébellion en septembre 1963. Cependant, le déclenchement de la guerre des sables avec le Maroc réunit momentanément les factions internes, repoussant les défis plus larges au régime.

En juillet 1964, des figures comme Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf créèrent le Conseil National pour la Défense de la Révolution (CNDR) dans une tentative de s’opposer à la dérive autoritaire du régime. Leurs efforts furent toutefois réprimés brutalement, avec des exécutions et des emprisonnements de leaders rebelles. Le pronunciamento, ayant fermement établi sa domination, réagit rapidement à toute dissidence, utilisant l’appareil d’État pour éliminer l’opposition.

Conclusion : L’héritage du pronunciamento et le coup permanent

L’idéal d’une révolution unifiée céda la place à une réalité politique dominée par la domination militaire, où les aspirations à la démocratie furent écrasées sous le poids d’un pronunciamento permanent. Depuis le 5 juillet 1962, l’Algérie est gouvernée non par un État-nation civil, mais par un régime autoritaire né d’une affirmation continue du pouvoir militaire. Le Système algérien est donc l’héritage d’un coup d’État qui n’a jamais véritablement pris fin — un système où l’emprise de l’armée sur le pouvoir est perpétuée par la répression, la propagande et la monopolisation des institutions politiques.

L’Impact du pronunciamento : De la dictature à la guerre civile

Cet état de coup permanent, né du pronunciamento de 1962, a jeté les bases de décennies de règne autoritaire. Le résultat fut une dictature caractérisée par :

  • La suppression totale de la liberté d’expression et l’étouffement de la dissidence politique.
  • Le contrôle absolu des médias, garantissant que la propagande étatique dominait le discours public.
  • Un appareil militaire hypertrophié, incompatible avec les besoins économiques de l’Algérie, mais essentiel pour maintenir l’emprise du régime.
  • La manipulation des masses par la démagogie, plutôt que de réelles consultations démocratiques.
  • Des tactiques de diversion, utilisant complots et intimidations pour détourner l’attention des faiblesses internes du régime.

Le refus de l’élite militaire de céder le pouvoir, même lorsque son emprise sur le pays s’affaiblissait, plongea l’Algérie dans la guerre civile dévastatrice des années 1990, qui coûta la vie à plus de 250 000 personnes. Le pronunciamento commencé en 1962 culmina dans un cycle de violence qui déchira le pays, et dont les racines résident dans l’acte originel de trahison — le coup d’État du groupe d’Oujda contre le GPRA.

Un appel au changement : Mettre fin au pronunciamento permanent

Le pronunciamento permanent qui a façonné l’Algérie depuis son indépendance continue de jeter une ombre longue sur son paysage politique. Pour que l’Algérie avance, elle doit confronter l’héritage de la domination militaire et

retrouver les aspirations démocratiques trahies en 1962. Chaque Algérien doit reconnaître le coût du silence et de l’inaction, car la complicité ne fait que renforcer le pouvoir du régime. Pour se libérer du coup permanent, l’Algérie doit démanteler le système militariste et s’efforcer de construire un État-nation gouverné par le pouvoir civil, libéré de l’ombre du pronunciamento.

Aujourd’hui, après des décennies de domination militaire continue, le pronunciamento n’est plus caché derrière des portes closes ou voilé de secret. Le pronunciamento a aujourd’hui un visage qui ne se cache pas et s’affiche sur la télévision nationale.

Khaled Boulaziz