Là où il y a pouvoir, il y a résistance.
Michel Foucault, Philosophe Français
Le soulèvement étudiant au Bangladesh a récemment réussi à forcer la Première ministre Sheikh Hasina à fuir le pays à bord d’un avion militaire à destination de l’Inde voisine. Cela rappelle les révolutions précédentes, comme le soulèvement tunisien qui a poussé le président Zine El Abidine Ben Ali à se réfugier en Arabie Saoudite sous la protection militaire, et la révolution égyptienne, qui a conduit à la démission de Hosni Moubarak avec le soutien de l’armée. Ces exemples de révolutions populaires sont nombreux, mais beaucoup échouent finalement à atteindre leur plein potentiel en raison de l’intervention militaire. Souvent, ces interventions visent non pas à soutenir la révolution, mais à la dérailler, en remplaçant le chef du régime tout en laissant ses fondations intactes, préservant ainsi l’emprise de ce qu’on appelle l’« État profond ». Cet État profond, dont les intérêts sont profondément liés au régime en place, constitue la véritable structure de pouvoir — son leader visible n’est que la partie émergée de l’iceberg. Lorsque ce leader est démis de ses fonctions, un autre émerge rapidement, laissant les révolutionnaires avec l’illusion de la victoire.
L’échec de ces révolutions, et d’autres comme elles, peut être attribué à l’appareil répressif du dictateur. Ces régimes démantèlent systématiquement les élites politiques, les leaders communautaires et les structures qui les soutiennent — qu’il s’agisse de partis politiques, d’associations ou d’élites académiques, sociales et économiques. Ces figures sont soit cooptées, attirées dans le cercle intime du dictateur par des promesses de privilèges, soit brutalement réprimées, emprisonnées ou forcées à l’exil. Cela prive la société du leadership nécessaire pour organiser et maintenir une révolution réussie. En l’absence de ces leaders de confiance, les révolutions sombrent souvent dans le chaos, incitant les révolutionnaires à se tourner vers les institutions de l’État, notamment l’armée, pour rétablir l’ordre et compléter la révolution telle qu’ils l’imaginent. Ce schéma s’est manifesté en Égypte, en Tunisie et plus récemment au Bangladesh. Au Caire, par exemple, les manifestants de la place Tahrir scandaient : « Un, deux, où est l’armée égyptienne ? », appelant à l’aide militaire, en oubliant apparemment que Hosni Moubarak lui-même était un produit de l’institution militaire qui avait gouverné l’Égypte depuis la révolution de 1952. Cette institution a renforcé son contrôle sur l’État par un régime autoritaire, où le président a échangé son uniforme militaire contre un costume-cravate, tout en restant soutenu par l’armée d’où il est issu. Lorsque la pression populaire force l’armée à démettre le président, elle le fait en le sacrifiant et en installant un autre général à sa place, comme cela s’est produit lorsque Moubarak a été remplacé par le général Abdel Fattah el-Sisi, donnant naissance à l’expression populaire : « Comme si, Abu Zayd, tu n’avais jamais combattu. »
Au Bangladesh, les révolutionnaires ont réussi à forcer Sheikh Hasina à l’exil, mais le régime autoritaire avait déjà dévasté les structures politiques du pays, érodé la confiance du public dans ces institutions, et soit emprisonné soit exilé les élites sociales. Sans ce leadership, la révolution a sombré dans le chaos — un vide que seule l’armée, la seule institution organisée et cohésive du pays, pouvait combler. Cette institution, longtemps sous le patronage du dictateur, avait monopolisé les richesses de la nation. L’étincelle de la révolution au Bangladesh a été allumée lorsque le gouvernement et son parlement ont adopté une loi réservant 30 % des emplois publics aux enfants des militaires. Pendant le chaos qui a suivi dans les rues de Dacca et d’autres villes, l’armée est restée neutre, et l’appareil de sécurité publique a déclaré une grève, approfondissant le désordre et entraînant la mort de centaines de manifestants. Face à cette tourmente, les étudiants qui avaient été l’épine dorsale de la révolution n’ont eu d’autre choix que d’appeler l’armée pour rétablir l’ordre. Ils ont également fait pression sur le gouvernement pour qu’il rappelle le professeur Muhammad Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix, qui vivait en exil forcé en France. Cela met en lumière le point central de cet article : ces élites sont soit emprisonnées, soit exilées. Yunus est maintenant pressenti pour former un gouvernement temporaire en attendant la tenue des élections, mais le Bangladesh, comme les nations qui l’ont précédé, reste piégé dans un cercle vicieux. Tant que les élites ne seront pas capables de démanteler les structures de l’autoritarisme — en particulier l’institution militaire qui produit et protège les dictateurs —, le cycle se poursuivra.
L’histoire moderne nous enseigne que la Révolution iranienne n’a réussi qu’après avoir éliminé les institutions militaires et sécuritaires construites par le dernier Shah d’Iran de la scène politique. Les révolutionnaires ont démantelé l’armée, éliminé la plupart de ses dirigeants, dont la loyauté allait au régime ancien, et l’ont reconstruite pour servir la révolution et ses objectifs.
En conclusion, il est vrai que les régimes autoritaires, dans leur quête pour maintenir le pouvoir, persécutent souvent les figures de l’opposition et en cooptent certaines, les intégrant au régime et à sa machine de propagande. Cependant, ces élites — en particulier les honnêtes et patriotiques — portent une part de responsabilité dans cet échec. Elles n’ont pas été capables de construire une opposition consciente et organisée, capable de présenter un programme qui s’oppose directement à l’agenda du dictateur. Elles ont échoué à offrir une feuille de route claire pour échapper à l’autoritarisme et convaincre le public de se rallier à elles, de les défendre, et de les voir comme l’incarnation de leurs espoirs et rêves pour l’avenir. Au lieu de s’unir contre le dictateur avec un objectif unique : le renverser et démanteler tout ce qu’il représente, ces élites se sont souvent laissées entraîner dans des conflits internes, manquant ainsi le but principal.
À la lumière de tout cela, la Palestine continuera de souffrir tant que les pays arabes seront gouvernés par des juntes qui restent les bras croisés, spectatrices des terribles massacres qu’endurent nos frères et sœurs palestiniens. La libération de la Palestine n’est pas seulement une lutte palestinienne, mais une cause arabe collective, qui exige l’unité et la force des nations libérées de l’emprise des régimes autoritaires. Tant que les chaînes de la dictature ne seront pas brisées à travers le monde arabe, l’espoir d’une Palestine libre et juste restera sombre, éclipsé par la complicité et l’inaction des régimes qui ont depuis longtemps abandonné la cause.
Khaled Boulaziz