L’Algérie en otage : L’inaltérable domination d’une élite depuis 1962

Celui qui cède au pouvoir sans chercher la justice se condamne lui-même à une vie de servitude.

Marc Aurèle, Politicien Romain

Depuis l’aube de l’indépendance en 1962, l’Algérie est restée sous la férule d’une élite militariste, dont l’emprise sur le pouvoir semble aussi tenace qu’inébranlable. En dépit des aspirations populaires à la justice sociale et à la démocratie, cette caste dirigeante s’est maintenue au sommet, échappant à la dynamique naturelle de renouvellement des élites qui, en théorie, devrait animer toute société.

1. Contexte historique : la légitimité révolutionnaire

Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, les figures militaires du FLN (Front de Libération Nationale) qui avaient combattu pour la libération ont rapidement consolidé leur position en tant qu’élite dominante. Cette légitimité révolutionnaire a permis à ces élites de justifier leur autorité et de se présenter comme les seuls véritables défenseurs de l’indépendance et de l’unité nationale.

La légitimité révolutionnaire a donc joué un rôle central dans la manière dont ces élites ont accaparé et maintenu le pouvoir, limitant ainsi l’émergence de nouvelles élites issues de mouvements sociaux, intellectuels, ou démocratiques.

2. Absence de mécanismes de circulation des élites

Au regard de l’histoire, la circulation des élites peut se produire soit par des révolutions violentes, soit par des processus plus graduels et institutionnels. Dans le cas de l’Algérie, l’élite militaire a créé un système fermé, où il était extrêmement difficile pour d’autres groupes sociaux de gravir les échelons du pouvoir.

Cela s’explique notamment par la création d’un régime autoritaire qui a systématiquement marginalisé ou éliminé les opposants politiques, y compris ceux prônant des réformes sociales ou démocratiques. L’absence d’institutions démocratiques solides, de liberté d’expression, et d’espace politique pour la société civile a empêché la circulation des élites, et donc l’émergence de nouveaux types d’élites plus favorables à la justice sociale et à la démocratie.

3. Stratégies de maintien du pouvoir : manipulation et force

Dans le cadre conceptuel, il y a deux types d’élites : les « renards » (ceux qui gouvernent par la ruse et la manipulation) et les « lions » (ceux qui gouvernent par la force). L’élite militariste algérienne a habilement combiné ces deux stratégies :

  • La ruse (les « renards ») : Ils ont utilisé la manipulation du discours nationaliste et révolutionnaire pour maintenir leur légitimité. Par exemple, en présentant tout appel à la réforme comme une menace à la stabilité du pays ou à l’héritage de la guerre de libération. Ils ont également utilisé les élections comme un simulacre de démocratie, en maintenant de facto un contrôle autoritaire.
  • La force (les « lions ») : L’armée a également réprimé violemment les mouvements d’opposition, que ce soit durant la guerre civile des années 1990 (la décennie noire) ou à d’autres moments d’instabilité. La peur de retomber dans le chaos des années 1990 a souvent été exploitée pour dissuader toute tentative de changement radical.

4. L’inertie institutionnelle et la corruption

Une autre dimension à prendre en compte est l’inertie des structures institutionnelles et économiques. L’élite militaire a réussi à se créer des réseaux de clientélisme et de corruption qui assurent la fidélité des élites secondaires (hommes d’affaires, politiques, etc.). Ces réseaux agissent comme une sorte de filet de sécurité qui empêche toute montée d’élites concurrentes, car ces dernières seraient immédiatement marginalisées ou corrompues pour qu’elles ne remettent pas en cause l’ordre établi.

Les ressources issues du pétrole et du gaz ont également joué un rôle central, fournissant des fonds énormes pour acheter la loyauté des différentes factions et pour financer l’État sans avoir besoin de créer un véritable contrat social avec la population.

5. Échecs des tentatives de changement

Les mouvements sociaux et les tentatives de changements ont effectivement existé en Algérie, comme en témoignent :

  • Le Hirak (le mouvement de protestation qui a débuté en 2019), qui a montré un désir populaire de renouvellement des élites et de justice sociale. Toutefois, malgré la pression de la rue, l’élite militaire a su manœuvrer en écartant certaines figures sans réellement changer les structures de pouvoir. Il s’agit là d’une tactique classique des « renards », où le système change en surface tout en restant stable en profondeur.
  • La décennie noire (les années 1990) est un autre moment où une tentative de circulation des élites a été brutalement stoppée par une guerre civile. L’armée a pris le contrôle total du pays après l’annulation des élections législatives de 1991, gagnées par le FIS (Front islamique du salut). La violence qui en a résulté a renforcé la mainmise des militaires et créé une méfiance généralisée envers toute opposition politique, y compris les alternatives démocratiques.

6. Facteurs culturels et historiques

Le poids historique de la guerre d’indépendance et l’idée que l’armée est la gardienne de l’unité nationale et de la souveraineté algérienne jouent un rôle psychologique important. Cela crée une sorte de blocage culturel, où toute critique envers l’armée ou l’élite militaire est perçue comme une trahison du pays, ce qui limite la possibilité pour d’autres élites de se mobiliser sans être ostracisées ou accusées d’être des « agents de l’étranger ».

Conclusion

En somme, l’absence de circulation des élites en Algérie peut être expliquée par un ensemble de facteurs : légitimité révolutionnaire, structures autoritaires, manipulation habile du discours nationaliste, répression, clientélisme, et la peur du chaos. L’élite militariste a su combiner des stratégies de force et de ruse pour rester au pouvoir, empêchant ainsi l’émergence de nouvelles élites qui pourraient promouvoir la justice sociale et la démocratie.

Cela dit, comme le montre le Hirak, le désir de changement existe au sein de la société algérienne. Mais sans une transformation radicale des institutions et des mécanismes de pouvoir, la circulation des élites en Algérie reste fortement restreinte.

Khaled Boulaziz