Il existe indubitablement une conception héroïque, allégorique, des dangers de la vérité qui, comme nous l’avons montré, relève d’une stratégie de conquête du pouvoir. Il existe tout aussi indubitablement une rhétorique de la vérité, qui prend appui sur cette tradition. La stratégie de tous les provocateurs, rhéteurs et populistes consiste à faire jouer la conception dangereuse de la vérité, mais en inversant en quelque sorte la charge de la preuve de sorte que l’opacité des relations de pouvoir puisse devenir prétexte à tous les délires.
Michel Foucault, Philosophe
Si la violence joue un rôle, elle n’est pas prédominante dans l’émergence des élites gouvernantes, qu’elles soient dictatoriales ou démocratiques. D’autres éléments structurants interviennent dans leur formation
A cet effet, la phénoménologie des élites reste un processus complexe qui implique des dynamiques sociales, politiques et économiques. Les élites se distinguent souvent par leur capacité à établir et à maintenir des régimes de vérité. Ces derniers, structurent la perception et l’acceptation des réalités sociales, jouent un rôle crucial dans la légitimation et la pérennisation de leur mainmise sur le pouvoir. Pour illustrer notre analyse, nous prendrons l’exemple du groupe d’Oujda, une élite militariste qui a pris le pouvoir en Algérie juste après l’indépendance.
Un régime de vérité peut être défini comme l’ensemble des mécanismes et des institutions qui permettent de déterminer ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans une société donnée. Ces régimes sont façonnés par des discours et des pratiques qui s’entrelacent avec des relations de pouvoir. Le pouvoir et l’aspect discursif de l’histoire sont intrinsèquement liés. Les élites qui détiennent le pouvoir sont également celles qui contrôlent les discours légitimes, ce qui leur permet de maintenir et de renforcer leur position dominante. Les discours ne sont pas seulement des paroles mais des pratiques sociales qui structurent la réalité. Ils sont des instruments de pouvoir qui façonnent les perceptions et les comportements des individus.
Les élites émergent en partie en structurant des régimes de vérité qui leur sont favorables. Cela implique la création et la diffusion de discours qui légitiment leur position et marginalisent les perspectives concurrentes. Les institutions jouent un rôle clé dans l’émergence des élites en fournissant des structures et des mécanismes pour la diffusion et l’imposition de régimes de vérité. L’armée, les médias et les appareils d’État sont souvent les vecteurs de ces régimes. Les élites utilisent diverses stratégies pour maintenir leur pouvoir, y compris la cooptation, la répression et la manipulation des narratifs. Ces approches sont cruciales pour comprendre comment certaines élites parviennent à s’imposer parmi d’autres.
Pour qu’une élite puisse émerger et se maintenir, elle doit générer une forte adhésion de la part de ses membres. Cette adhésion est souvent construite à travers la manipulation des régimes de vérité et la création de sentiments de loyauté et d’appartenance. Le sacrifice est un élément central dans la défense des régimes de vérité. Les adhérents sont souvent prêts à sacrifier leur confort, leur sécurité, et même leur vie pour défendre la vérité portée par leur élite. Ce sacrifice renforce la cohésion du groupe et légitime l’élite.
L’aspect discursif de l’histoire joue un rôle crucial dans la formation et le maintien des régimes de vérité favorables à une élite. Le discours historique permet aux élites de réinterpréter et de restructurer les événements passés pour justifier leur position actuelle. En contrôlant le récit historique, les élites peuvent présenter leur ascension et leur maintien au pouvoir comme une conséquence naturelle et légitime de l’histoire. Cette réécriture de l’histoire sert à marginaliser les opposants et à solidifier le soutien populaire.
Le groupe d’Oujda, composé principalement de militaires ayant combattu pour l’indépendance de l’Algérie, a joué un rôle déterminant dans la prise de pouvoir après l’indépendance en 1962. Cette élite militariste a réussi à s’imposer grâce à plusieurs facteurs. D’abord, le groupe d’Oujda a construit un régime de vérité centré sur la légitimité révolutionnaire. Ils se sont présentés comme les véritables libérateurs de l’Algérie, ce qui a marginalisé les autres factions politiques et militaires. En contrôlant les institutions militaires et en établissant des alliances avec des structures de pouvoir existantes, le groupe a pu manipuler les discours officiels et imposer leur vision de l’histoire de la guerre d’indépendance.
Le groupe d’Oujda a également bénéficié de la présence de leaders charismatiques, ce qui rejoint l’approche de Max Weber sur le pouvoir charismatique. Des figures telles que Houari Boumédiène ont su captiver l’imaginaire collectif et mobiliser un large soutien populaire. Ce charisme a renforcé leur légitimité et leur capacité à instaurer un régime de vérité favorable à leur cause. Le discours du groupe d’Oujda, basé sur le sacrifice pour la patrie et la révolution, a été renforcé par des pratiques telles que la répression des opposants et la promotion de membres loyaux dans des positions clés. Les membres du groupe ont souvent fait des sacrifices personnels importants, renforçant ainsi la cohésion interne et la légitimité perçue de leur leadership. Par exemple, le groupe d’Oujda a souvent présenté ses membres comme des héros ayant sacrifié leur vie pour l’indépendance, ce qui a renforcé leur image de libérateurs et justifié leur prise de pouvoir. Ce discours héroïque a été soutenu par des symboles, des commémorations et des récits officiels qui ont solidifié leur position dans l’imaginaire collectif.
L’aspect discursif de l’histoire permet également aux élites de créer un récit cohérent et unifié qui peut être utilisé pour mobiliser et fidéliser les partisans. En construisant un récit qui lie leur propre histoire personnelle et collective à celle de la nation, les élites peuvent créer un sentiment de destinée partagée et de légitimité historique. Ce processus de narration historique est essentiel pour maintenir l’adhésion et la loyauté des membres du groupe.
Il est intéressant de comparer cette approche avec d’autres théories sociologiques et politiques sur l’émergence des élites, telles que celles de Pierre Bourdieu ou Max Weber. Par exemple, Bourdieu met l’accent sur le capital symbolique et social, tandis que Weber se concentre sur les structures bureaucratiques et charismatiques du pouvoir. Toutefois, cette approche n’est pas sans ses limites. Elle peut être critiquée pour son déterminisme et son accent sur le pouvoir au détriment d’autres facteurs tels que les dynamiques économiques ou les aspirations individuelles des membres de l’élite.
En conclusion, l’émergence des élites est un processus complexe influencé par des dynamiques de pouvoir et l’aspect discursif de l’histoire. Les régimes de vérité jouent un rôle central dans ce processus, et l’adhésion, souvent marquée par le sacrifice, est cruciale pour la légitimité et la pérennité des élites.
L’exemple du groupe d’Oujda en Algérie illustre parfaitement comment une élite peut s’imposer grâce à la manipulation des régimes de vérité, la présence de leaders charismatiques et au sacrifice de ses membres.
Contrairement aux élites autoritaires, les élites démocratiques doivent naviguer dans un contexte où le pouvoir est plus diffus et les régimes de vérité sont plus contestés. L’État profond, qui désigne les réseaux informels de pouvoir au sein des institutions de l’État, peut représenter un obstacle majeur pour les élites démocratiques. Ces réseaux, souvent invisibles et non responsables devant les institutions démocratiques, peuvent saboter les réformes et maintenir le statu quo en utilisant des moyens clandestins et des relations personnelles enracinées.
Les élites démocratiques doivent donc non seulement établir des régimes de vérité basés sur des principes démocratiques et des discours inclusifs, mais aussi démontrer une transparence et une responsabilité accrues pour gagner la confiance publique. Elles doivent contrer l’influence de l’État profond en renforçant les institutions démocratiques, en promouvant la participation citoyenne et en garantissant l’indépendance des médias et de la justice. La tâche est complexe et exigeante, mais elle est essentielle pour construire des sociétés justes et équitables.
De futures recherches pourraient explorer plus en détail les interactions entre différentes élites et leurs régimes de vérité concurrents, ainsi que les défis spécifiques auxquels font face les élites démocratiques dans des contextes marqués par la présence d’un État profond.
Khaled Boulaziz