Mohammad Ali Amir-Moezzi (EPHE, Sorbonne) et John Tolan (Université de Nantes), figures respectées des études sur l’islam, viennent de diriger un ouvrage de plus de 2 200 pages rassemblant quarante-cinq chercheurs internationaux. Leur conclusion — répétée dans les médias — est stupéfiante : « Ce que l’historien peut savoir avec certitude sur Mahomet ne dépasse pas deux pages. »
Ce projet s’inscrit dans une entreprise plus large : déconstruire les sources islamiques traditionnelles, soumettre le Coran à une lecture strictement historico-critique (« Le Coran des historiens »), et, parallèlement, analyser son rôle en Europe dans leur autre chantier, financé par l’Union européenne : « The European Qur’an (EuQu) ». Autrement dit, déplacer le Prophète du terrain de l’histoire vécue vers celui de l’hypothèse, du symbolique, voire du doute.
C’est ici que commence le malentendu — ou la stratégie. Car ce travail, que ses auteurs présentent comme scientifique, neutre, débarrassé de toute passion, laisse le parfum d’une vieille obsession : réduire le sacré à l’archive, le Prophète à l’ombre, la Révélation à des fragments conjecturaux.
Mais qu’on le veuille ou non, l’Histoire ne se laisse pas diluer dans le “peut-être” infini. La vérité est là, palpable, gravée dans le métal et la pierre, et seuls les aveugles refusent de la voir.
Pour ces érudits aux doigts tachés d’encre, Mahomet est devenu leur Graal — non pas celui de la foi, mais celui du doute absolu. Ils fouillent, auscultent, décortiquent, persuadés qu’au bout de la déconstruction ils trouveront la vérité ultime : un Prophète réduit à une silhouette brumeuse. Et pourtant, il suffit de se pencher sur les monnaies omeyyades frappées sous Abdelmalik ibn Marwân, à peine cinquante ans après sa mort : le nom de Muhammad, la profession de foi islamique, y resplendissent, nets, sans hésitation. Une civilisation entière ne grave pas un fantasme sur l’or.
Les pierres du Dôme du Rocher à Jérusalem parlent aussi : construites en 691, elles proclament le nom du Prophète, réfutent la théologie chrétienne, affirment la souveraineté spirituelle de l’islam. Des inscriptions épigraphiques, des correspondances diplomatiques, une administration fiscale et militaire naissante… tout cela atteste non d’un mythe, mais d’un homme autour duquel s’est structuré un monde. Non, ce n’est pas « deux pages ». C’est une histoire, une mémoire, une civilisation.
Alors pourquoi tant d’acharnement à réduire ? Parce que cette démarche n’est pas purement académique : elle est le symptôme d’un monde qui ne supporte plus le sacré. Depuis les Lumières, l’Occident s’est voulu autonome, rationnel, lucide — et s’est réveillé orphelin de son âme. Les cathédrales sont devenues des musées, les prières un folklore, les prophètes des sujets de colloques. Et l’islam, lui, persiste — non comme souvenir, mais comme présence. C’est cela qui dérange : l’existence d’une foi encore vivante, encore sûre d’elle-même.
Dès lors, on ne combat plus par l’épée, mais par le doute : on déconstruit Jésus pour en faire un moraliste, on voudrait faire de Mahomet un personnage flou, acceptable pour les universités mais privé de sa lumière prophétique. On nomme cela “critique”, mais c’est une tentative élégante de domestication. On dit “neutralité”, mais c’est une volonté d’enliser l’islam dans les sables mouvants du relativisme.
Pourtant, le réel résiste. Tandis que les revues spécialisées spéculent sur des hypothèses, l’appel à la prière fend toujours l’aube, cinq fois par jour. Des millions de fidèles murmurent encore son nom. Les mosquées, de Samarcande à Cordoue, portent toujours la trace de son message. L’encre des manuscrits a pâli, mais le Coran se récite encore par cœur. L’histoire n’est pas un cadavre à disséquer — c’est une respiration continue.
Alors oui, qu’ils poursuivent leurs travaux, qu’ils empilent des volumes où Mahomet est réduit à deux pages et le Coran à un corpus instable. Mais qu’ils sachent une chose : ce qu’ils combattent n’est pas un souvenir, mais une présence. Ce qu’ils scrutent n’est pas un mythe, mais une source. Ils pensent sonder l’islam, mais ils révèlent surtout le vide spirituel d’un Occident épuisé.
Et lorsque l’or des dinars omeyyades brille encore, lorsque les versets du Dôme du Rocher murmurent dans le vent de Jérusalem, lorsque le cœur des hommes bat encore au rythme de la shahada, peut-on vraiment dire que l’histoire du Prophète se réduit à deux pages ? Ou bien est-ce la pensée moderne qui, lentement, se réduit à une seule ligne : « Je doute, donc je m’efface. »
Khaled Boulaziz