Dans la préface du Dictionnaire du Coran, Mohammad Ali Amir-Moezzi écrit ces lignes souvent citées, parfois encensées, rarement interrogées : la démarche historico-critique appliquée au Coran, écrit-il, ne doit plus susciter de crainte ; les musulmans devraient pouvoir envisager leur propre histoire avec sérénité, reconnaître la valeur de la pensée critique née en Occident, et comprendre que ce regard distancié peut sauver leur héritage d’une crise nourrie par le fondamentalisme contemporain. Cette posture, patiente, courtoise, presque tendre à l’égard de l’islam blessé, semble ouvrir la voie d’un dialogue entre science, foi et modernité. Mais sous la douceur du ton affleure une architecture intellectuelle plus rigide : l’Occident y occupe discrètement le siège du maître de raison, l’islam celui de l’élève appelé à rattraper son retard. Cette rhétorique, en apparence apaisée, exige d’être interrogée non par hostilité, mais au nom d’une justice meilleure rendue à l’histoire des idées.
I. Une bienveillance hiérarchique
Amir-Moezzi affirme, comme un postulat discret, que la méthode critique moderne — philologique, historique, contextualisante — est l’« apport le plus magnifique » de la modernité occidentale. Nul ne le contesterait : elle a permis de relire les textes, de libérer des consciences, d’arracher l’intelligence aux dogmes figés. Mais pourquoi, dès lors, glisser que l’islam « n’a pas connu cette histoire-là » — Renaissance, Lumières, sécularisation, droits de l’homme — sinon pour suggérer que l’islam est demeuré à l’écart d’un chemin obligé de la raison ? Sous la forme interrogative (« Pourquoi refuser de croire que les musulmans soient capables de… ») se tient un présupposé : ils n’y sont pas encore. On ne demande pas à un interlocuteur souverain s’il est apte à penser ; on ne pose une telle question qu’à celui que l’on soupçonne d’infirmité rationnelle ou morale. Ainsi naît une bienveillance hiérarchique : l’Autre est respecté, mais à condition d’accepter le cadre que nous avons tracé.
II. L’eurocentrisme discret de la Raison
Il est vrai que la méthode philologique moderne est née d’un long conflit interne à l’Europe : lutte contre l’Église, redécouverte des textes grecs, critique biblique, émergence de l’État laïque. Mais en faire l’étalon universel de toute intelligence, c’est réduire la rationalité à une seule de ses métamorphoses. Ce que l’on nomme « raison » n’a pas jailli d’un seul sol : elle a voyagé, s’est transformée en passant par Bagdad, Cordoue, Le Caire, Samarcande. C’est dans les médersas, les « Bayt al-Hikma », que furent traduits, commentés, critiqués les textes d’Aristote et de Plotin ; c’est chez les mutazilites que naquit un rationalisme théologique ; c’est chez Avicenne que l’âme devint sujet philosophique ; chez Averroès que la raison fut défendue jusque contre le littéralisme religieux. Affirmer que l’islam n’a pas produit de critique interne, de débat, de contestation rationnelle, c’est méconnaître l’ampleur des traditions du kalâm, de la falsafa, des usûl al-fiqh, de la grammaire coranique, de la science du hadîth, où la vérification, la réfutation, l’argumentation et la logique étaient rigoureusement établies.
Les savants musulmans ont enquêté sur les variantes de récitation (qirâ’ât), analysé l’histoire de la révélation (asbâb an-nuzûl), examiné la validité des chaînes de transmission (isnâd), discuté le statut exact de chaque verset. Cela ne procède ni d’une crédulité naïve ni d’un romantisme mystique, mais d’une conscience critique enracinée dans un univers métaphysique qui ne sépare pas le vrai du sacré. La différence entre cette tradition critique interne et la méthode historico-critique moderne n’est pas celle de la raison contre l’irrationnel, mais celle de deux régimes de vérité : l’un admet la transcendance ; l’autre postule la clôture du monde sur l’humain.
III. Le soupçon travesti en compassion
Lorsque Amir-Moezzi explique que certains amis lui recommandaient la prudence, par peur de heurter la sensibilité musulmane, il se présente en défenseur courageux de la liberté intellectuelle. Mais il reconduit en même temps une image implicite : celle d’un islam contemporain fragilisé, explosif, dominé par une minorité violente, incapable de recevoir la critique sans s’enflammer. D’où les questions rhétoriques : Pourquoi refuser de croire que les musulmans soient capables de sérénité face à la critique ?
Elles sont assassines sous leur gentillesse. On ne demande pas à l’Europe si elle est capable d’entendre saint Paul critiqué par Nietzsche, ou le Christ déconstruit par Renan. On présume qu’elle l’est. On ne pose ce type de question qu’à ceux dont on doute qu’ils appartiennent pleinement au cercle de la maturité intellectuelle.
IV. La critique n’est pas neutre
La méthode historico-critique n’est pas une pure mécanique scientifique ; elle repose sur des choix philosophiques : que le texte sacré est humain, que le surnaturel ne peut être objet de science, que la vérité du texte se trouve dans son origine, sa genèse sociopolitique, non dans son autorité divine. Or cela, pour le croyant, revient à sacrifier la dimension performative du Coran — parole vivante, récitation, présence — pour le réduire en fossile philologique. Peut-on exiger cela sans violence symbolique ? Peut-on prétendre que le seul accès légitime au texte passe par sa désacralisation ? La science, lorsqu’elle touche à la foi, ne peut se prétendre neutre : elle impose un cadre, un langage, une norme du vrai. Si l’on veut dialoguer, il faut reconnaître non seulement la valeur de la méthode critique, mais aussi ses limites, ses partis pris, sa contingence historique.
V. L’histoire longue de la critique musulmane bafouée
Il existe dans l’islam non pas une, mais plusieurs traditions critiques :
la critique théologique (kalâm), où les mu‘tazilites discutèrent de la création du Coran, affirmèrent la liberté humaine et la justice divine ;
la critique philosophique, chez Al-Kindi, Avicenne, Averroès, qui osèrent soumettre la Révélation à la raison et distinguer vérité religieuse et vérité démonstrative ;
la critique juridique, dans les usûl al-fiqh, où l’on débat de l’interprétation (ijtihâd), de l’analogie (qiyâs), du consensus (ijmâ‘) ;
la critique historique interne, chez Ibn Khaldûn, qui dénonce les mythes, les légendes, les dynasties religieuses, et invente une sociologie avant son nom ;
la critique littéraire et grammaticale, chez Al-Farrâ’, Sibawayh, Zamakhsharî, qui scrutent syntaxe, rhétorique, lexique, structure du texte coranique avec une précision que bien des philologues modernes admirent encore.
Nier cette histoire, ou la reléguer à l’anecdotique, c’est faire de l’islam un corps sans esprit critique, un désert avant que l’Européen n’y apporte la lumière. Vision commode, mais fausse.
VI. Un modernisme mélancolique
Amir-Moezzi semble animé par une mélancolie : celle d’un islam qui aurait perdu sa grandeur intellectuelle, autrefois brillant de pluralisme, aujourd’hui obscurci par le fondamentalisme. Ce constat n’est pas entièrement faux : le monde musulman traverse crise politique, crise d’autorité, crise de sens. Mais pourquoi attribuer cette crise à l’absence d’esprit critique, et non à la colonisation, à la confiscation des institutions savantes, à l’étranglement des universités par les pouvoirs, à l’exil forcé des penseurs ? La crise n’est pas le fruit d’un déficit rationnel, mais d’une histoire violente, où l’Occident n’est pas spectateur innocent.
VII. Pour une critique symétrique, non subalterne
Oui, la critique est nécessaire. Oui, l’islam doit relire son héritage, affronter ses violences, ses dogmes figés, ses instrumentalisations politiques. Mais cette critique doit être symétrique et plurielle, non colonisée. Elle doit accepter que le texte coranique se pense à partir de sa logique interne, de sa performativité, de sa sacralité, et non uniquement à partir des catégories forgées par la philologie biblique ou la philosophie des Lumières. La rencontre des rationalités n’implique pas que l’une s’incline devant l’autre. Il ne s’agit pas de refuser la pensée critique, mais de refuser qu’elle soit conditionnée par l’abandon de toute transcendance.
Conclusion
Sous le vernis de la tolérance, le discours d’Amir-Moezzi installe une géographie de l’esprit : au centre, l’Occident, berceau de la raison critique ; en périphérie, l’islam, dont on espère qu’il accèdera un jour à cette maturité. Or cette carte est fausse. La raison n’a pas de patrie unique. Il existe une rationalité islamique, historique, multiple, capable de critique, de doute, d’interprétation. Ce que l’on demande n’est pas de renoncer à la méthode scientifique, mais de refuser qu’elle se travestisse en impératif civilisationnel. La véritable émancipation consiste à penser sans renier sa mémoire. Ainsi seulement la critique deviendra dialogue, non domination.
Khaled Boulaziz