Moïse Cohen (Munis Tekinalp) : un intellectuel séfarade au cœur de la désislamisation de la République turque

Né à Salonique en 1883 dans une famille juive séfarade, Moïse Cohen appartient à une génération d’intellectuels issus du cosmopolitisme ottoman de la fin du XIXᵉ siècle. Son éducation dans les écoles francophones et son immersion dans la culture rationaliste de la IIIᵉ République française l’amènent très tôt à considérer la modernité européenne comme un horizon de salut pour les sociétés musulmanes. Salonique, ville portuaire, centre intellectuel et foyer du mouvement des Jeunes-Turcs, fut pour lui un espace de formation décisif. C’est dans ce contexte qu’il adhéra au projet politique de refondation de l’Empire sur des bases laïques et nationales. Comme nombre d’intellectuels issus des minorités non musulmanes, il chercha à concilier appartenance communautaire et idéal civique, mais cette conciliation allait le mener bien au-delà de l’assimilation culturelle : vers une refondation doctrinale de l’identité turque.

À partir des années 1910, Moïse Cohen prit le nom de Munis Tekinalp, signe d’un engagement total envers le nationalisme turc en gestation. Ce changement de nom, courant chez les intellectuels républicains des premières décennies du XXᵉ siècle, symbolisait une adhésion complète à la nouvelle matrice identitaire que le mouvement kémaliste allait bientôt ériger en doctrine d’État. Tekinalp concevait la turquification non pas comme une politique administrative ou linguistique, mais comme une entreprise anthropologique : transformer la société ottomane plurielle, confessionnelle et multilingue, en un corps civique homogène, rationnel et délié de ses fondements religieux. Dans cette perspective, la turquification représentait un processus de « purification » culturelle et spirituelle, destiné à arracher la Turquie à son passé impérial islamique pour la projeter dans la modernité occidentale.

La publication, en 1928, de son ouvrage Türkleştirme marqua un tournant dans la codification du nationalisme turc. Ce texte, aujourd’hui rarement cité mais fondamental, définissait le programme de refonte identitaire du nouvel État. Tekinalp y affirmait que chaque citoyen devait faire de la « turcité » le centre de sa personnalité. Cette turcité n’était pas conçue comme un héritage ethnique ou confessionnel, mais comme une adhésion volontaire à une civilisation rationnelle, séculière et linguistiquement unifiée. L’ouvrage prônait la création d’un citoyen moderne par l’école, la langue et l’État, au détriment des appartenances religieuses. La langue arabe, les symboles islamiques et les références ottomanes y étaient présentés comme les vestiges d’un âge d’obscurantisme. En cela, Tekinalp rejoignait et systématisait les intuitions modernisatrices d’Atatürk : faire du langage et de la culture les instruments d’une renaissance nationale débarrassée du passé islamique.

La rencontre idéologique entre Mustafa Kemal et les idées de Tekinalp fut déterminante. Lorsque la République fut proclamée en 1923, Atatürk s’entoura d’un cercle d’intellectuels convaincus que la modernité passait par la rupture avec la théologie. Tekinalp, qui n’était pas un acteur politique au sens strict, joua un rôle de médiateur doctrinal : il formula en termes philosophiques et sociologiques les principes implicites du kémalisme. Son influence se fit sentir dans plusieurs réformes majeures, notamment la réforme de l’alphabet (1928), l’adoption du code civil laïque inspiré du modèle suisse, l’abolition du califat (1924) et la fermeture des écoles religieuses (madrasas). À travers ces décisions, la République mit en œuvre une véritable désislamisation institutionnelle, que Tekinalp justifiait comme un passage obligé de la « régénération nationale ».

En 1936, il publia en français, à Paris, Le Kémalisme, qui devint le premier exposé systématique du projet atatürkien destiné au lectorat européen. Ce livre présentait le kémalisme non comme un simple mouvement politique, mais comme une philosophie de la modernité séculière. Tekinalp y définissait six principes — nationalisme, populisme, républicanisme, laïcité, étatisme et révolutionnarisme — comme les « dogmes rationnels » d’une société en transition vers la civilisation moderne. Dans cet ouvrage, la religion musulmane n’était plus pensée comme l’âme du peuple turc, mais comme un obstacle historique à son développement scientifique et civique. Il y décrivait le passage de la foi à la raison comme une forme d’« émancipation spirituelle », comparant le kémalisme à la Réforme protestante et à la Révolution française dans leur capacité à substituer la souveraineté populaire à l’autorité divine.

L’apport intellectuel de Tekinalp au système kémaliste réside précisément dans cette transposition : il transforma un mouvement politique en une doctrine de civilisation. Le kémalisme, sous sa plume, devint un humanisme d’État dont la mission était de refaçonner l’homme turc. Ce glissement du religieux au national explique la profondeur du processus de sécularisation engagé par la République. La turquification ne fut pas seulement linguistique ou administrative : elle fut existentielle. Elle consista à substituer à l’unicité divine (tawḥīd) l’unicité nationale (milliyet), à convertir le citoyen en disciple d’une foi laïque, où la langue et l’histoire tenaient lieu de sacrements.

Ce paradoxe — celui d’un intellectuel juif théorisant la rupture d’un État musulman avec l’islam — éclaire l’ambivalence des modernités post-impériales. Comme nombre d’intellectuels issus de minorités non musulmanes, Tekinalp vit dans l’assimilation le seul moyen de survie et d’intégration. Mais son zèle à prôner l’uniformité contribua à légitimer un projet qui marginalisa à son tour les minorités. Les années 1930 furent marquées par la montée d’une xénophobie économique et culturelle, culminant dans les pogroms antijuifs de Thrace (1934). Tekinalp, paradoxalement, continua à défendre l’unité nationale, sans percevoir que le modèle homogénéisant qu’il avait théorisé pouvait se retourner contre les communautés auxquelles il appartenait.

Le projet intellectuel de Moïse Cohen s’inscrit dans une tradition plus large de pensée réformiste issue de la fin de l’Empire ottoman. Mais il radicalisa cette tradition en substituant à la modernisation religieuse une modernité post-religieuse. Alors que des réformistes musulmans comme Namık Kemal ou Ziya Gökalp cherchaient à concilier foi et progrès, Tekinalp imposa une rupture : selon lui, le renouveau ne pouvait naître que d’un arrachement total à la tradition islamique. Ce déplacement du réformisme vers le sécularisme absolu fit de lui un des penseurs les plus influents — et les plus controversés — de la République.

Mort en 1961 à Nice, Tekinalp laissa une œuvre doctrinale considérable, mais longtemps occultée par l’historiographie turque, soucieuse de préserver la pureté musulmane de la mémoire nationale. Pourtant, ses textes continuent d’irriguer les structures intellectuelles du républicanisme turc. L’idée selon laquelle la modernité suppose la rupture avec la religion, la substitution de l’identité civique à l’identité confessionnelle, et la centralisation culturelle autour d’une langue unifiée, dérive directement de ses thèses. Son influence persiste dans les institutions créées sous Atatürk — notamment le Türk Dil Kurumu (Institut de la langue turque) et le Halkevleri (Maisons du peuple) — qui devinrent les instruments d’une pédagogie civique visant à construire un citoyen détaché de toute référence théologique.

L’héritage de Moïse Cohen pose aujourd’hui encore la question du rapport entre la modernité turque et son fondement islamique. Le kémalisme, en adoptant le rationalisme européen, a certes permis à la Turquie de s’affirmer comme État-nation moderne, mais il a aussi produit une fracture intérieure durable entre la mémoire islamique et la structure républicaine. Tekinalp, en théorisant cette rupture, a donné à la République un cadre intellectuel cohérent, mais au prix d’une mutilation symbolique : la relégation de l’islam au rang de folklore culturel. Son œuvre, en ce sens, incarne la tension constitutive de la modernité turque : vouloir s’émanciper du religieux sans jamais pouvoir s’en abstraire complètement.

Ainsi, Moïse Cohen — devenu Munis Tekinalp — fut bien davantage qu’un intellectuel assimilé. Il fut l’un des architectes conceptuels de la désislamisation de la Turquie républicaine. En dotant le kémalisme d’une armature théorique et d’un langage de légitimation, il a permis à la République d’ériger la laïcité en religion d’État et la turcité en dogme civique. Son œuvre demeure l’un des exemples les plus significatifs de la manière dont les élites issues des marges culturelles de l’Empire ottoman ont participé à la refondation idéologique de l’espace musulman, non plus à partir de la foi, mais de la raison d’État.

Khaled Boulaziz