Il est des nations qui avancent dans l’Histoire avec l’arrogance des puissants, et d’autres qui marchent en boitant, la tête tournée vers leurs ruines, comme si leur grandeur ne résidait pas dans la conquête mais dans la mémoire. L’Espagne appartient à cette seconde lignée : un pays qui a connu l’apogée des empires et la disgrâce des excommunications diplomatiques ; un pays qui a régné sur un monde où le soleil ne se couchait jamais, mais qui garde dans sa chair la trace sanglante d’une autre lumière, plus ancienne et plus subtile — celle d’Al-Andalus, de Cordoue et de Grenade, de Tolède et de Séville, quand Juifs, Chrétiens et Musulmans y vivaient sous le même ciel, entre confrontations et splendeurs, entre austérité et science.
Il faut louer cette Espagne paradoxale, capable d’avoir chassé les musulmans en 1492 tout en conservant, dans les nervures de son identité, le souvenir d’une symphonie interreligieuse qu’aucune autre terre européenne ne connut avec une telle intensité. À Cordoue, les synagogues se dressaient à quelques pas des mosquées, et les églises, loin d’être des forteresses hostiles, accueillaient les accords d’une théologie complexe où Maïmonide, Averroès et Thomas d’Aquin dialoguaient en silence par le seul éclat de leurs manuscrits. L’Espagne fut cela : un carrefour où Dieu changeait de langue sans changer de mystère. Et même lorsque l’Inquisition se mit à renifler les consciences comme on renifle la poudre avant la mise à feu, même lorsque les tribunaux brandirent la croix comme une épée, il subsista, dans les patios, dans les arcades et les voix populaires, quelque chose de cette vieille fraternité andalouse, discrète, souterraine, mais indestructible.
Or c’est cette mémoire, enfouie sous les siècles, qui rejaillit aujourd’hui dans la fidélité de Madrid à la cause palestinienne. Car la Palestine, pour l’Espagne, n’est pas un simple dossier diplomatique : elle est une réminiscence, une cicatrice qui parle, le reflet lointain de ce que fut Al-Andalus avant la chute. Quand l’Espagne soutient la Palestine, elle ne se contente pas de défier l’ordre international ; elle s’adresse à elle-même, elle dialogue avec son propre passé, elle rappelle au monde qu’elle fut l’un des rares espaces où les trois religions du Livre se croisèrent non seulement dans la guerre, mais dans la prière, dans la poésie et dans la philosophie.
Il y a, dans ce geste espagnol, quelque chose de profondément chevaleresque et anachronique. De Franco à Sánchez, malgré les renversements de régimes et les variations idéologiques, l’Espagne n’a jamais rompu ce fil rouge tissé entre Jérusalem et Grenade, entre Bethléem et Séville. Que le Caudillo lui-même, cet homme de baïonnette et de scapulaire, ait défendu les Lieux saints contre les appétits des puissances modernes, voilà qui suffit à troubler les lectures simplistes de la géopolitique. Et que, plus tard, la gauche espagnole, dans sa ferveur anti-impériale, ait embrassé la cause palestinienne avec un enthousiasme presque mystique, cela montre bien que l’Espagne ne se soumet ni aux modes ni aux alignements automatiques : elle choisit ses fidélités comme on choisit un blason, avec orgueil, instinct et obstination.
Certes, la Reconquista chassa les musulmans et les Juifs, et la croix de pierre se dressa sur les minarets. Mais ce que l’Espagne ne dit pas, ce qu’elle murmure seulement dans ses processions, dans ses chants flamencos où l’on entend des échos d’appels à la prière, dans ses patios ornés d’arabesques que nul évêque n’a osé effacer, c’est qu’elle n’a jamais oublié que son âme est triple. Ceux qui marchent dans les ruelles de Cordoue sentent encore cette respiration polyphonique : l’église y ressemble à une mosquée, la mosquée y ressemble à un temple, et partout, dans les pierres, l’on discerne les signes d’une cohabitation perdue. L’Espagne n’a pas effacé ce passé ; elle l’a sublimé, et c’est pourquoi sa voix porte lorsque les drapeaux palestiniens flottent sur les balcons de Madrid.
En vérité, soutenir la Palestine est pour l’Espagne une manière de réparer un exil ancien, de dire au monde : « Nous n’avons pas oublié que nous fûmes trois et non un seul. » L’Europe moderne aime à prêcher la tolérance mais elle a rasé ses synagogues, vidé ses médinas et refoulé ses mémoires. L’Espagne, elle, porte encore dans ses villages blancs et ses faïences bleues la mélancolie d’un âge où le monde ne se réduisait pas à des frontières mais se vivait comme une mosaïque.
Voilà pourquoi il faut saluer cette Espagne, non comme un modèle de vertu abstraite, mais comme une nation fidèle à ses ombres. Elle défend la Palestine comme on défend une part oubliée de soi, une noblesse intérieure que les siècles n’ont pu dissiper. Que l’on nomme cela romantisme diplomatique ou orgueil ibérique, peu importe : l’Espagne, dans ce geste, retrouve la grandeur de Cordoue et la mélancolie de Grenade. Et il suffit, pour s’en convaincre, de voir une foule andalouse brandir le keffieh comme on brandait jadis les bannières croisées : non pour conquérir, mais pour témoigner.
Khaled Boulaziz