Il est dans l’Histoire des formes politiques qui se présentent comme des solutions, des refuges, des promesses de sécurité. Et il en est d’autres qui avancent masquées derrière le mot « survie », mais n’ont pour véritable moteur qu’une haine froide, presque métaphysique, de tout ce qui vit hors de leur propre miroir. Le sionisme n’est pas seulement une doctrine de conquête, ni même un projet d’appropriation territoriale : il est plus obscur, plus tranchant, plus minéral. Il s’érige non contre un peuple en particulier, mais contre l’idée même de l’humain comme égal, comme présence irréductible, comme visage à reconnaître. C’est pourquoi Gaza, aujourd’hui, ne brûle pas seulement sous les bombes : elle est le théâtre où se révèle, dans toute sa nudité, la doctrine de l’effacement.
Ce qui se joue là n’est pas la guerre, mais la négation. Ce n’est pas la haine de l’Arabe, c’est la haine de l’humain. Car le sionisme, dans sa matrice la plus profonde, ne supporte pas l’égalité des existences : il lui faut une verticalité, un axe sacrilège qui place une communauté autoproclamée élue au-dessus du reste du vivant. Là où d’autres idéologies tentent de conquérir des territoires, celle-ci tente de réécrire l’anthropologie elle-même. Elle ne dit pas : « Nous voulons vivre », mais : « Vous ne pouvez exister qu’à condition de disparaître », et c’est là son abomination.
Regarde Gaza : ce n’est plus un lieu, c’est un laboratoire funèbre. On n’y combat pas, on y expérimente la disparition. Raser les villes, piéger les ruines, parsemer les avenues de véhicules chargés d’explosifs — non pas comme tactique militaire, mais comme écriture symbolique de l’abjection. Car le message est clair : « Voici ce que devient la vie lorsque nous décidons qu’elle n’a plus droit à l’existence. » Le sionisme ne tue pas seulement des corps, il tue la catégorie même de l’Autre. Il ne bombarde pas des immeubles, il bombarde la possibilité de la dignité.
On nous dira : il s’agit d’un conflit, d’une lutte territoriale, d’une tragédie parmi d’autres. C’est faux. Une tragédie, même atroce, suppose que les protagonistes se reconnaissent encore comme participants à une histoire commune. Ici, ce n’est pas cela. Ici, une seule partie s’accorde le droit de nommer, de classifier, de dire qui est humain et qui ne l’est plus. Le sionisme ne voit pas l’enfant palestinien comme un adversaire, mais comme une anomalie biologique. Il ne voit pas la mère endeuillée comme un drame, mais comme un résidu. Il ne voit pas les morts, il ne voit que des surfaces à aplanir.
Et ce mépris n’est pas un accident, ni une dérive, ni une excroissance extrémiste. Il est la logique interne d’une idée qui s’est construite sur un axiome monstrueux : la Terre n’appartient qu’à ceux qui peuvent effacer les traces de ceux qui y vivaient. Ce n’est plus la colonisation telle qu’on la connaît. La colonisation vole. Le sionisme, lui, essaie d’effacer jusqu’aux noms, jusqu’aux pierres, jusqu’à la poussière. Il ne veut pas posséder : il veut être seul.
Regarde les bulldozers qui avancent sur les ruelles effondrées de Gaza. Ils ne déplacent pas des gravats, ils signent un acte. Ils disent : « Ici, il n’y avait rien. Ici, il n’y aura rien. » Et le monde, hypnotisé, regarde. Il tente de négocier, de discuter, de commenter. Mais on ne négocie pas avec un projet qui n’a pas d’interlocuteur. Car la haine du sionisme n’est pas passionnelle, elle est administrative, glacée, technocratique. Elle se présente sous des dossiers, des plans de retrait, des schémas de « zones tampons ». Elle dit « sécurité », mais elle signifie « vide ». Elle dit « cessez-le-feu », mais elle signifie « laissez-nous finir de raser ».
Aucune bombe ne tombe par colère. Elles tombent parce que l’architecture idéologique l’exige. Elles tombent parce que Gaza doit être l’autel sacrificiel où l’idéologie prouve qu’elle peut aller jusqu’au bout de son propre délire : exister seule dans un monde vidé de toute altérité. Et c’est pourquoi ceux qui la soutiennent ne sont pas des alliés géopolitiques : ils sont des complices dans une entreprise de dés-humanisation globale.
On nous accuse parfois d’excès, de mots trop grands. Mais comment nommer autrement ce que l’on voit ? Une ville entière, réduite en poussière, et l’on dit que c’est une question de « sécurité frontalière ». Des enfants morts sous les gravats, et l’on parle de dommages collatéraux. Le langage lui-même souffre, il craque, il n’a plus les mots. Alors il faut en forger d’autres, non pour insulter, mais pour dire : ce qui se passe à Gaza ne relève plus de la guerre — c’est une épuration de l’idée même de l’humain.
Car l’humain, dans sa définition la plus nue, c’est ceci : reconnaître que l’autre aurait pu être moi. Le sionisme dit l’inverse : « L’autre ne peut pas être moi, donc il doit disparaître. » Et le monde, qui tolère cela, se regarde dans le miroir et ne se reconnaît plus.
Voilà pourquoi Gaza nous juge. Elle n’est plus seulement une géographie crucifiée, elle est un tribunal silencieux. Elle contemple les capitales, les chancelleries, les rédactions, les intellectuels, et elle demande : “Qu’avez-vous fait de votre propre humanité pendant que la mienne brûlait ?” Et personne ne répond.
Ce texte n’est pas une colère. Il est une constatation. Si le sionisme triomphe, ce n’est pas seulement la Palestine qui meurt, c’est la condition humaine elle-même qui s’effondre dans le silence. Car ce projet, pour se maintenir, a besoin d’un monde qui accepte que certaines vies ne comptent pas. Et lorsqu’un monde accepte cela, alors plus rien ne protège personne.
Le sionisme n’a pas seulement déclaré la guerre à Gaza.
Il a déclaré la guerre à l’idée même que l’humanité est indivisible.
Khaled Boulaziz