Le scandale n’a plus de honte. Il s’imprime, s’étale, se revendique. Dans les colonnes autrefois austères du quotidien Le Monde, ce journal qui fut la conscience de l’intellect français, on publie désormais des hymnes au plaisir, des catéchismes du bas-ventre, des rêveries de salon sur les « Jeux olympiques du sexe ». Voilà donc où en est arrivée cette Europe essoufflée : à célébrer le spasme comme idéal politique, à hisser la jouissance au rang d’épreuve nationale.
Il faut lire pour y croire : dans un article dégoulinant d’auto-érotisme intellectuel, confié à la chroniqueuse attitrée des lubies incandescentes, sous le titre évocateur : A quoi ressembleraient les Jeux olympiques du sexe ? le journal Le Monde transforme la lubricité en philosophie. Le ton se veut léger — il pue la tombe. Car sous le vernis de l’humour, il consacre une foi nouvelle : celle du néant en rut. L’amour y devient discipline, la sueur médaille, le corps drapeau. L’humanité y est réduite à une pulsation musculaire. Ce n’est plus une chronique, c’est une oraison funèbre — celle de la pensée, morte dans son propre lit.
Pendant que des enfants meurent à Gaza, que la faim ronge l’Afrique et que les nations implosent, Le Monde s’interroge doctement sur la gymnastique de l’orgasme. On appelle cela de la modernité, de la dérision, de la liberté. C’est en réalité un renoncement. Une abdication de l’esprit. La preuve qu’une civilisation, lorsqu’elle s’ennuie d’elle-même, préfère se contempler nue plutôt que de se regarder en face.
Cette prose odorante de cynisme ne choque plus personne : elle amuse. L’époque rit de tout ce qu’elle ne comprend plus. Jadis, les peuples avaient des prophètes ; aujourd’hui, ils ont des chroniqueurs du plaisir. Jadis, la presse éclairait les consciences ; aujourd’hui, elle chauffe les draps. L’érotisme est devenu doctrine, et la bêtise, un style.
Le corps n’est plus le lieu du mystère, mais le terrain du marché. L’amour n’est plus un souffle, mais un score. On ne cherche plus à s’unir, mais à se mesurer. Cette parodie de liberté n’est qu’un asservissement supplémentaire : celui de l’homme à ses pulsions, du verbe à la chair, du sens à la surface. La modernité, dans sa plus crue vérité, n’est rien d’autre qu’une idolâtrie du bas-ventre.
Le Monde n’a pas seulement publié une chronique vulgaire ; il a signé une époque. Ce texte, d’apparence légère, vaut manifeste : il proclame la mort du tragique, le triomphe du futile, l’extinction du sacré. L’Europe ne prie plus, elle s’exhibe. Elle ne cherche plus le ciel, mais le miroir. Elle s’étourdit de plaisirs pour ne pas entendre le vide.
On pourrait hausser les épaules. Dire : ce n’est qu’un article. Non — c’est un symptôme. Une tache sur un drapeau. Un aveu d’impuissance. Car la déchéance d’une civilisation ne se lit pas dans ses ruines, mais dans ses rires. Et celui-ci est un rire de tombe. Rome s’effondra sous les jeux du cirque ; notre siècle s’écroule sous les jeux du sexe.
On mesure aujourd’hui la grandeur d’un peuple à la vigueur de ses reins. On parle de « diversité des désirs » comme autrefois de diversité des cultures. On élève des podiums au plaisir, on médaille la pulsion, on théorise la chair. L’humanité se regarde jouir et croit se comprendre. Elle ne sait pas qu’elle s’éteint.
Ce n’est pas la luxure qui tue : c’est la vulgarité. La trivialité satisfaite, la jouissance sans mystère, l’obscénité travestie en progrès. L’article du Monde n’est pas indécent par son sujet, mais par son insignifiance. Il ne célèbre pas le sexe : il le consomme. Et ce faisant, il consomme aussi l’esprit.
L’Occident, gavé de liberté, s’étouffe avec elle. Il a transformé la libération en exhibition, le désir en spectacle, l’intime en performance. Sa presse, jadis temple du logos, est devenue son proxénète. Elle vend la chair sous forme de phrase, la vacuité sous forme d’idée, le néant sous forme de chronique.
Oui, l’article est d’execréments — mot juste, mot nécessaire, mot de colère. Non par goût de l’insulte, mais par exigence de vérité : car une civilisation qui élève la puanteur au rang de chronique en fait sa bannière. L’obscénité, ici, n’est pas dans le corps : elle est dans le consentement général.
Ce monde se croit vivant parce qu’il tremble ; il est mort depuis longtemps. Sa seule foi est dans la friction. Sa seule éternité, celle du désir reproduit à l’infini. Le Verbe s’est tu, remplacé par le soupir. La lumière s’est éteinte, remplacée par l’écran. L’esprit s’est effondré, remplacé par le ventre.
Mais il reste, quelque part, dans les interstices du silence, ceux qui refusent de rire. Ceux qui savent que l’amour n’est pas un record, que le corps est un temple, et que la pudeur n’est pas une honte mais une dignité. Ceux-là survivront à la pornocratie.
Et quand le vacarme s’éteindra, quand les miroirs se briseront, quand Le Monde aura perdu jusqu’à son nom, il restera une question, suspendue comme une cendre : comment ont-ils pu confondre la liberté avec la lubricité, et appeler cela civilisation ?.
Khaled Boulaziz